L’incidence de la hausse exceptionnelle des prix sur les marchés publics

Les évènements inédits et imprévisibles survenus depuis deux ans (pandémie, reprise économique post-pandémie, guerre en Ukraine, …) ont des conséquences sur l’économie mondiale, qui se manifestent notamment par des hausses de prix considérables et tout azimut. Les contrats publics étant également impactés par cette situation, les autorités étatiques publient des recommandations pour aider les pouvoirs adjudicateurs à réagir de manière adéquate face à une telle situation exceptionnelle.

Le 30 mars 2022, le Premier Ministre français a adopté une circulaire pour attirer l’attention des acteurs de la commande publique sur le fait que la hausse des prix de certaines matières premières suite à la reprise économique post Covid-19 et à la guerre en Ukraine constituait une circonstance exceptionnelle de nature à justifier, dans certaines circonstances, la modification des contrats en cours d’exécution.

Le 16 mai 2022, le Premier Ministre belge a, à son tour, pris des recommandations « concernant les hausses de prix importantes, notamment en raison de la guerre en Ukraine ».

Il y précise que la reprise économique après la crise du Covid-19 mais également la récente guerre en Ukraine et ses développements ont entraîné des augmentations et des fluctuations considérables des prix tant des produits finis ou manufacturés que des matières premières. Le Premier Ministre vise notamment l’énergie, les carburants, l’aluminium, l’acier, le cuivre, les colles, les produits hydrocarbures, le bois, etc.

Le Premier Ministre belge constate que la hausse des prix exceptionnelle a des incidences tant sur les marchés publics en cours d’exécution que sur les marchés à venir. Il émet, dès lors, des recommandations aux adjudicateurs afin que, face à des telles circonstances, « les parties arrivent à une solution acceptable pour la continuité du marché ».

Incidence sur les marchés en cours

L’initiative des modifications

L’initiative du pouvoir adjudicateur

Selon le Premier Ministre, les problèmes rencontrés en cours d’exécution procèdent soit de l’absence de clause de révision des prix, soit de l’inadéquation de cette clause notamment parce que les indices auxquels elle se réfère, n’évoluent pas aussi rapidement que les prix payés par l’adjudicataire.

Face à une telle situation, le Premier Ministre « conseille » aux adjudicateurs de prendre contact avec l’adjudicateur afin de « trouver ensemble une clause de révision des prix mieux adaptée et de remplacer ou d’adapter la clause en question ».

Le Premier Ministre précise que, dans les circonstances actuelles, les adjudicateurs sont autorisés à rééquilibrer les contrats impactés par l’évolution et/ou la fluctuation des prix en s’appuyant sur plusieurs dispositions de l’arrêté royal du 14 janvier 2013 « relatif à l’exécution des marchés publics », notamment :

  • L’article 38/2° qui concerne les circonstances imprévisibles dans le chef de l’adjudicateur ;
  • L’article 38/4° qui concerne les modifications qui se situent en-dessous du seuil « de minimis », c’est-à-dire lorsque la valeur de la modification est cumulativement inférieure au seuil fixé par la publicité européenne et à 10 % de la valeur du marché initial pour les marchés de services et de fournitures et à 15 % de cette valeur pour les marchés de travaux.
  • Les articles 38/5° et 38/6° qui concernent les modifications non substantielles des contrats en cours d’exécution.

Conformément à l’article 38/ 6°, une modification n’est pas substantielle lorsqu’elle ne remplit aucune des conditions suivantes :

  • La modification introduit des conditions qui, si elles avaient été incluses dans la procédure de passation initiale, auraient permis l’admission d’autres candidats que ceux retenus initialement ou l’acceptation d’une offre autre que celle initialement acceptée ou aurait attiré davantage de participants à la procédure de passation du marché ;
  • La modification modifie l’équilibre économique du marché ou de l’accord-cadre en faveur de l’adjudicataire d’une manière qui n’était pas prévue dans le marché ou l’accord-cadre initial ;
  • La modification élargit considérablement le champ d’application du marché ou de l’accord-cadre.

L’initiative de l’adjudicataire

L’adjudicataire peut solliciter une modification du contrat sur la base de l’article 38/9° de l’arrêté royal du 14 janvier 2013 qui concerne les circonstances imprévisibles dans son chef de l’adjudicataire.

Le Premier Ministre rappelle que, pour pouvoir s’autoriser de cette disposition, l’adjudicataire doit respecter des conditions précises.

Il lui faut en effet :

A. Dénoncer les circonstances imprévisibles dans un délai de 30 jours à dater soit de la survenance, soit de la prise de connaissance de l’évènement (article 38/15 de l’arrêté royal du 14 janvier 2013).

  • L’évolution des prix étant par essence un phénomène continu, les recommandations précisent qu’« Il est parfois difficile, dans la situation actuelle, d’identifier un point de départ clair pour le délai précité de trente jours ».
  •  Cette appréciation rejoint le point de vue de plusieurs auteurs de doctrine selon lesquels lorsque le phénomène imprévisible dénoncé est continu ou progressif, ce qui est le cas d’une hausse des prix, la faculté de dénonciation doit être appréciée de manière plus large. Certains admettent ainsi que l’adjudicataire peut les dénoncer de telles circonstances aussi longtemps qu’elles perdurent.
  • Toutefois, si l’on peut en déduire un appel du Premier Ministre à une certaine souplesse de la part des adjudicateurs, il rappelle néanmoins que le délai de 30 jours est un délai soumis à peine de déchéance et que pour le respecter, l’adjudicataire doit dès lors notifier sa dénonciation le plus tôt possible.
  •  Une telle dénonciation doit exposer brièvement l’influence des circonstances imprévisibles sur le marché concerné (et non dans l’absolu) et il est préférable de l’adresser par recommandé afin de lui donner date certaine.

B. Envoyer à l’adjudicateur un justificatif précis du préjudice subi au plus tard dans les 90 jours qui suivent la réception provisoire du marché (article 38/16 de l’arrêté royal du 14 janvier 2013).

Les modifications envisageables

Selon le Premier Ministre, lorsque les circonstances exceptionnelles ont une incidence sur l’exécution du marché, les parties peuvent envisager plusieurs types de modifications :

  • Un remplacement pur et simple de la clause de révision des prix pour la suite du marché

Pour ce faire, il peut être envisagé de modifier les indices.

Il est déconseillé dans ce cas de faire application d’indices trop généraux – comme l’indice « I » – pour leur préférer des paramètres plus spécifiques permettant d’avoir des formules de révision plus adaptée au marché en cause.

Il peut également être envisagé de modifier le terme fixe qui pourrait être réduit ou remplacé par « une référence à un indice approprié ».

  • Un remplacement momentané de la formule de révision des prix

Le Premier Ministre constate que les clauses de révision des prix fonctionnent souvent à contretemps. Elles permettent une révision des prix après que l’adjudicataire ait été victime de la fluctuation, voire à un moment où elle n’est plus d’actualité.

Pour éviter un tel décalage, les parties peuvent donc envisager de préserver l’équilibre contractuel en faisant application d’une formule provisoire selon laquelle l’adjudicateur paie provisoirement « un prix basé sur le dernier indice disponible », le prix étant ensuite définitivement réglé un ou plusieurs mois plus tard.

« Le règlement définitif peut donner lieu au versement d’un supplément de prix par le pouvoir adjudicateur ou à la restitution d’une partie du paiement provisoire par le contractant ».

  • La prise en compte des prix réels

Lorsque les deux premières solutions ne sont pas adaptées et que les conditions d’application de l’article 38/9 de l’arrêté royal du 14 janvier 2013 sont rencontrées, la recommandation préconise une troisième voie : l’octroi d’une indemnité compensatoire destinée à rétablir l’équilibre économique du contrat.

Le montant de l’indemnité pourrait par exemple être déterminé sur la base des prix réels que l’adjudicataire a dû supporter « pour l’achat des produits nécessaires à l’exécution du marché concret ».

La mise en œuvre d’une telle solution suppose que l’adjudicataire fournisse les preuves permettant d’établir précisément les surcoûts qu’il a dû assumer.

Les modalités à respecter

Le Premier Ministre précise que l’établissement a posteriori du préjudice subi par l’adjudicataire ne fait pas obstacle à l’application d’un prix provisionnel fixé sur la base de la méthodologie retenue dans le marché en cause.

Il est toutefois important que, dans un tel cas de figure, l’adjudicateur prévoit expressément une réévaluation périodique de la nécessité de maintenir un prix adapté mais aussi que les prix du contrat feront l’objet d’une « régularisation en fin de marché, à la hausse ou à la baisse, sur la base des justifications chiffrées liées au marché que l’adjudicataire pourra donner ».

Selon le Premier Ministre, l’adjudicateur devra faire toute diligence pour examiner les pièces qui lui seront transmises par l’adjudicataire en fin de contrat et qui démontreraient la nécessité d’une régularisation des prix. En effet, au-delà du risque de devoir payer des intérêts, le Premier Ministre insiste sur la nécessité de tenir compte des conséquences néfastes d’un retard complémentaire pour l’adjudicateur qui a déjà dû supporter seul les conséquences de la hausse des prix.

Incidence sur les marchés futurs

Les adjudicateurs qui rédigent leur cahier spécial des charges aujourd’hui n’ignorent pas la volatilité actuelle des prix.

Il leur est donc « conseillé » non seulement de prévoir une clause de révision des prix adaptée dans le cahier des charges mais également une clause de réexamen permettant d’adapter le prix du marché par exemple en cas de variation anormale des prix de l’énergie ou du carburant.

Selon le Premier Ministre, il est « préférable que l’utilisation de cette méthode soit aussi courte que possible et donc limitée dans le temps, quitte à l’envisager à nouveau pour une nouvelle période assez courte, si cela s’avère nécessaire ».

Quid des contrats de concession ?

A la différence de la circulaire du Premier Ministre français du 30 mars 2022 qui s’applique à l’ensemble de la Commande publique et donc aussi bien aux marchés publics qu’aux concessions, le Premier Ministre belge est muet à propos de ce deuxième type de contrat.

Pourtant, l’équilibre de ces contrats généralement de longue durée est également susceptible (voire plus encore) d’être bouleversé par les circonstances exceptionnelles actuelles.

Certes, dans les concessions, le risque est transféré au concessionnaire.

Cela ne vaut toutefois pas dire qu’il supporte tous les risques, même ceux qui découlent de la force majeure ou de l’imprévision.

Du reste, tant la Directive 2014/23/CE « sur l’attribution des contrats de concession » que les dispositions de droit belge qui la transposent, prévoient que le risque transféré au concessionnaire est « un risque d’exploitation lié à l’exploitation de ces travaux ou services, comprenant le risque lié à la demande, le risque lié à l’offre ou les deux ».  Ce risque doit, en outre, être mesuré dans des conditions « normales d’exploitation ».

A notre estime, les concessionnaires n’ont donc pas à assumer – encore moins seuls – les risques découlant des circonstances exceptionnelles actuelles, précisément parce qu’elles sont anormales et imprévisibles.

Sous peine d’être injustement discriminés, ils nous semblent être en droit de revendiquer également un rééquilibrage de leur contrat s’ils sont à même de démontrer l’ampleur du préjudice qu’ils subissent au-delà de la part de risque qu’il leur revient d’assumer.

Pour toute question en matière de marchés publics et de concessions, vous pouvez prendre contact avec Alexandre Paternostre ou Thomas Cambier.