Accès à la justice : vers une digitalisation inclusive ?

Le Père Noël, vêtu de son costume et de son chapeau rouges emblématiques, est assis sur un canapé blanc et tape sur un ordinateur portable. À proximité, un sapin de Noël givré orné de décorations et de boîtes-cadeaux argentées ajoute de la gaieté à cette élégante pièce. C'est comme s'il veillait à ce que le souhait de chaque enfant soit exaucé en cette période de fêtes.

La numérisation croissante de la justice et le risque de fracture numérique

Selon des études récentes, près de 40 % de la population belge se trouve en situation de vulnérabilité numérique. Pourtant, les démarches administratives et judiciaires se digitalisent rapidement et la justice ne fait pas exception. Si certains avocats saluent l’efficacité de cette transformation, d’autres s’inquiètent de l’impact de l’informatisation sur le droit d’accès au juge, en particulier pour les personnes mal équipées sur le plan numérique.

Les plateformes de dépôt électronique pour les avocats et les justiciables

Dans le système judiciaire belge, plusieurs plateformes facilitent le dépôt électronique des écrits de procédure. Le système gratuit « edeposit » permet aux avocats et justiciables de soumettre leurs documents en ligne. À cela s’ajoute « DPA« , une plateforme payante. Initialement, cette plateforme était obligatoire pour les avocats, avant que le Conseil d’État n’annule cette obligation en décembre 2019, offrant désormais aux avocats le choix entre les deux options.

Digitalisation obligatoire des recours au Conseil d’État : une controverse

Pour les recours administratifs devant le Conseil d’État, la plateforme eproadmin était autrefois optionnelle pour tous les types de procédures. Suite à la dernière réforme du Conseil d’État, à partir du 1er janvier 2025, le dépôt électronique de requêtes en suspension et des demandes de mesures provisoires deviendra cependant obligatoire lorsque la partie requérante est représentée par un avocat ou qu’elle est une autorité administrative.

Ce changement suscite des interrogations quant à son impact sur l’accès à la justice. Pour cette raison, plusieurs avocats ont contesté cette mesure devant la Cour constitutionnelle.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle : une validation nuancée

Dans son arrêt du 7 novembre 2024 , la Cour constitutionnelle a jugé que l’obligation d’utiliser eproadmin constitue désormais une formalité substantielle, dont la non-application entraîne le rejet du recours. La Cour a estimé que cette mesure, facilitant l’accès rapide aux pièces des procédures en suspension, était proportionnée aux objectifs poursuivis. Elle a également rejeté les craintes des avocats selon lesquelles la mesure les priverait de cette voie de recours lorsqu’ils exercent leur activité dans des zones géographiques à faible connectivité. En effet, elle considère qu’en tant que professionnels, les avocats disposent en principe des outils nécessaires.
 

Conclusion : une numérisation qui doit rester accessible

Bien que la digitalisation des procédures facilite le travail de nombreux avocats, son caractère obligatoire pourrait poser problème s’il s’étendait aux justiciables. Le droit d’accès au juge étant fondamental, il importe que les outils numériques soient une option et non une contrainte pour tous.

À noter que la Cour constitutionnelle adopte également le dépôt électronique pour ses propres procédures, dans le cadre d’un arrêté royal de septembre 2024, qui devrait entrer en vigueur d’ici octobre 2025.

Si vous posez des questions sur les recours à la Cour constitutionnelle ou au Conseil d’État, n’hésitez pas à nous contacter.

Obligation de contrôler la « faisabilité » des délais

Une personne pousse avec précaution un diable chargé de cartons le long d'un trottoir, démontrant ainsi un contrôle minutieux de la faisabilité des délais. La scène se déroule sur fond d'un mur de briques rouges éclatantes.

Par un arrêt du n°260.555 du 30 août 2024, le Conseil d’État a suspendu l’attribution d’un marché public de fournitures lancé par BPOST selon la procédure négociée sans mise en concurrence préalable. Le motif ? BPOST n’avait pas suffisamment contrôlé la faisabilité des délais de livraison proposés à l’attributaire.

Une simple demande de confirmation ne suffit pas

Pour ce marché, BPOST avait fixé deux critères d’attribution : le prix (80%) et le délai de livraison (20%). 

S’agissant du délai de livraison, le cahier spécial des charges prévoyait un délai maximum de 18 semaines et une grille de cotation des délais, allant de 3 semaines à 18 semaines. Il précisait également que le non-respect du délai de livraison entrainerait des amendes et pénalités et même que BPOST pourrait procéder à la commande auprès d’un autre fournisseur. On peut donc en déduire implicitement que le délai ne pouvait pas être inférieur à 3 semaines.

L’attributaire a proposé des délais de livraison de 3 semaines, soit le délai minimal. Le requérant au Conseil d’État, classé deuxième, a proposé des délais de 18 semaines, soit le délai maximal.

Il critique cette décision, estimant que BPOST n’a pas procédé à un examen du caractère réaliste du délai de livraison proposé par l’attributaire. BPOST prétend avoir expressément demandé à ce dernier s’il était en mesure de respecter ces délais, ce qu’il a confirmé sans réserve.

Dans son arrêt, le Conseil d’État juge qu’une vérification effective du caractère réaliste du délai de livraison proposé s’imposait et qu’elle impliquait que BPOST ne se limite pas à demander une confirmation du délai. Il fallait également inviter le soumissionnaire à fournir des justifications concrètes puis procéder à une vérification effective de ces justifications.

Le Conseil d’État juge aussi que la motivation de la décision devait rendre compte du fait que BPOST avait interrogé l’attributaire sur cet aspect de son offre.

Obligation de contrôler les délais ET d’en rendre compte dans la motivation

Cet arrêt s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence bien établie au sujet de la vérification des délais d’exécution proposés par les soumissionnaires : lorsque le délai d’exécution constitue un critère d’attribution, le pouvoir adjudicateur doit impérativement procéder à une vérification de la faisabilité des délais offerts (C.E., n°252.751 du 25 janvier 2022 ; C.E., n°233.108 du 31 décembre 2015).

Le seul engagement du soumissionnaire à respecter les délais qu’il propose et les sanctions imposées en cas de non-respect des délais en cours d’exécution ne suffisent pas. Il s’agit, au stade de l’examen de la régularité de l’offre, de s’assurer que l’engagement est réaliste et susceptible d’être respecté.

Un parallèle peut être établi entre la vérification de la faisabilité des délais et le contrôle de la normalité des prix prévu et organisé dans la réglementation. La rigueur exigée pour le contrôle de la normalité des prix peut donc également s’appliquer à la faisabilité des délais.

Des balises tirées du contrôle des prix

Au même titre que pour le contrôle des prix, le pouvoir adjudicateur doit avoir à l’esprit les balises suivantes :

  • Le pouvoir a toujours l’obligation de procéder au contrôle des délais offerts, à tout le moins lorsqu’il en fait un critère d’attribution. Cette vérification doit être effective et s’appuyer sur des éléments objectifs. 
  • La motivation formelle de la décision d’attribution doit faire apparaître que cette vérification a eu lieu, ce qui peut être relativement court lorsqu’il n’y a rien eu de particulier à relever à ce sujet. 
  • Ce contrôle n’implique pas nécessairement d’inviter le soumissionnaire à se justifier. Si le pouvoir adjudicateur estime que les délais sont normaux et justifiés, il peut se contenter de sa propre appréciation et n’est pas contraint d’inviter le soumissionnaire à se justifier.
  • C’est lorsqu’il estime qu’il existe une anormalité et qu’il envisage d’écarter l’offre que le pouvoir adjudicateur doit interroger le soumissionnaire en question. Il lui faudra alors, dans ce cas, procéder à une analyse effective des justifications et en rendre compte dans la décision motivée d’attribution.

Conclusions

De manière générale, lorsque le délai d’exécution constitue un critère d’attribution, il convient d’imposer aux soumissionnaires de fournir un planning d’exécution détaillé dans leur offre. Un tel procédé permet de contrôler la faisabilité du délai au stade de l’attribution et ensuite de son bon respect en cours d’exécution. Pour les marchés de travaux et de manière plus large pour les marchés plus complexes, ce planning peut aussi permettre de fixer des délais intermédiaires contraignants également soumis à des amendes et/ou pénalités.  

En cas de question relative à la régularités des délais ou des prix, n’hésitez pas à nous contacter.

Institutions de soins et professionnels de la santé: que faire face à une décision défavorable de l’INAMI ?

Illustration d'une personne joyeuse en blouse blanche, debout devant un grand ordinateur portable affichant un cœur avec une ligne de battement de cœur, symbolisant la santé. Une horloge au-dessus suggère que le timing est essentiel pour explorer les différentes voies de recours possibles contre une décision de l'INAMI.

Les institutions et les prestataires de soins (médecins, infirmiers, pharmaciens, dentistes, …) peuvent être confrontés à une décision de l’INAMI qui leur cause préjudice.

C’est par exemple le cas lorsque le service d’évaluation et de contrôle institué au sein de l’INAMI (le SECM) estime qu’ils ont manqué à leurs obligations.

On pense notamment à l’article 73 de la loi relative à l’assurance obligatoire soins de santé et indemnités (loi ASI), selon lesquels les prestataires de soins doivent s’abstenir de prescrire ou de faire prescrire, d’exécuter ou de faire exécuter des prestations superflues ou inutilement onéreuses à charge du régime d’assurance obligatoire soins de santé et indemnités.

Si le SECM considère qu’un prestataire a facturé des honoraires pour des prestations indument attestées, par exemple sur la base d’un code de nomenclature inexact, il peut décider de le poursuivre.

Au terme d’une procédure administrative prévue par la loi (PV de constat d’infraction, etc.), les instances de l’INAMI peuvent imposer à l’institution ou au prestataire concerné un remboursement d’indu mais aussi une amende administrative.

Recours

Face à une décision de ce type, l’institution de soins ou les professionnels de la santé peuvent introduire un recours devant :

  • Le Fonctionnaire dirigeant du service d’évaluation et de contrôle, pour lesinfractions les moins graves, identifiées à l’article 143 de la Loi ASI (certaines infractions dont la valeur des prestations potentiellement perçues indument est inférieure à 35.000 euros, etc.) ;
  • La Chambre de première instance installée auprès du SECM, pour toutes les autres infractions.

Les décisions du Fonctionnaire dirigeant sont susceptibles d’appel devant la Chambre de première instance, qui peut les réformer.

Lorsqu’elle ne statue pas comme juridiction d’appel, les décisions de la Chambre de première instance peuvent faire l’objet d’un recours devant la Chambre de recours.

Les décisions de la Chambre de première instance statuant en dernier ressort et les décision de la Chambre de recours peuvent faire l’objet d’un recours en cassation administrative devant le Conseil d’Etat.

Chambre de première instance et Chambre de recours

La Chambre de première instance et la Chambre de recours sont des juridictions administratives instituées au sein de l’INAMI sur la base de l’article 161 de la Constitution.

Bien que ces juridictions administratives soient instituées au sein de l’organe de contrôle de l’INAMI, elles sont indépendantes.

Elles sont présidées par un magistrat professionnel (magistrat ou ancien magistrat), et composées de deux médecins et de deux représentants des organismes assureur

Leurs règles de fonctionnement sont réglées par la loi ASI et par un arrêté royal du 9 mai 2008. Les règles du Code judiciaire peuvent également s’appliquer à titre supplétif.

La Chambre de première instance et la Chambre de recours doivent motiver leurs décisions

Dans un arrêt du 26 octobre 2023, le Conseil d’État rappelle que ces juridictions administrative ont l’obligation de motiver leur décision.

Cette motivation « doit permettre aux justiciables et au Conseil d’État, saisi d’un recours en cassation, de vérifier que la juridiction a complètement examiné les éléments du dossier et a répondu aux arguments qui lui ont été présentés ».

Pour atteindre son but, l’obligation de motiver implique que la juridiction administrative réponde explicitement ou implicitement à toute demande, exception, défense et à tout argument pertinent formulé par les parties.

Dans l’affaire soumise au Conseil d’État, la Chambre des recours avait condamné un infirmier et l’ASBL qui facturaient des prestations tarifées alors qu’elle paraissait non-conformes (absence de dossier infirmier, …) ou non effectuées.

Au cours de leur défense, l’infirmier et l’asbl avaient invoqué l’illégalité d’un article de l’arrêté royal établissant la nomenclature des soins de santé. Malgré cela, la Chambre des recours les a condamné sur la base de cette disposition, sans répondre à l’argument.

Dans son arrêt, le Conseil d’État juge qu’en s’abstenant de faire état de cet argument dans sa décision et en n’expliquant dès lors pas pourquoi il ne devait pas être suivi, la Chambre de recours a manqué à son obligation de motiver sa décision, « qui implique qu’elle rencontre les moyens et arguments invoqués par la partie requérante, du moins lorsqu’elle les rejette ».

Le Conseil d’Etat pose un constat identique à propos du silence de la décision de la Chambre de recours à propos de la demande d’octroi d’un sursis formulée par les requérants, qui avaient été condamnés au remboursement des prestations indument perçues.

Si vous êtes confrontés à une situation similaire ou si vous vous posez des questions sur les recours dont disposent les institutions ou les prestataires de soins contre les décisions de l’INAMI, n’hésitez pas à nous contacter.

Le bon timing pour agir en suspension contre un permis d’urbanisme

Plusieurs horloges analogiques blanches affichant des heures différentes sont disposées en diagonale sur un fond jaune vif, rappelant la précision organisée observée dans le permis d'urbanisme. Les horloges varient légèrement en taille et forment des rangées soignées, créant un motif structuré sur l'image.

Nécessité d’agir également en annulation du permis d’urbanisme

Depuis la réforme du Conseil d’État par la loi du 20 janvier 2014 portant réforme de la compétence, de la procédure et de l’organisation du Conseil d’État, il n’est plus possible d’introduire une requête en suspension ordinaire contre un acte administratif (tel un permis d’urbanisme) préalablement à l’introduction d’une requête en annulation.

La requête en suspension sera dès lors :

  • soit introduite en même temps que la requête en annulation si l’urgence le commande
  • soit postérieurement si la condition de l’urgence n’était pas rencontrée au moment du dépôt de la requête en annulation mais qu’elle le devient suite à la survenance d’un évènement nouveau.

L’importance du timing pour agir en suspension du permis d’urbanisme

Choisir le bon timing pour agir en suspension devant le Conseil d’État contre un permis d’urbanisme, voire pour décider d’introduire une suspension d’extrême urgence contre ce dernier, n’est pas chose aisée.

Deux arrêts rendus par le Conseil d’État du 23 février 2022 donnent quelques indications à ce sujet.

Dans l’arrêt n°253.078, le Conseil d’État rappelle que :

Selon l’article 17, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, la suspension de l’exécution d’une décision administrative suppose notamment une urgence incompatible avec le délai de traitement de l’affaire en annulation.

L’urgence ne peut cependant résulter de la seule circonstance qu’une décision au fond interviendra dans un avenir plus ou moins lointain. Une certaine durée est en effet inhérente à la procédure en annulation et à l’exercice concret et complet des droits des parties. Elle ne peut être reconnue que lorsque le requérant établit que la mise en œuvre ou l’exécution de l’acte ou du règlement attaqué présente des inconvénients d’une suffisante gravité, telle que, s’il faut attendre l’issue de la procédure en annulation, il risque de se trouver « dans une situation aux conséquences dommageables irréversibles » (Doc. parl. Sénat, session 2012-2013, n°5-2277/1, p. 13) ».

Dans l’arrêt n°253.079, le Conseil d’État précise que:

Seuls les éléments emportant des conséquences d’une gravité suffisante sur la situation personnelle de la partie requérante sont susceptibles d’être pris en compte.

Il juge également que la condition de l’urgence présente deux aspects :

  • une immédiateté suffisante
  • et une gravité suffisante.

La loi n’exige pas l’irréversibilité de l’atteinte (contra C.E. n°251.210 du 6 juillet 2021), mais permet que la suspension évite de sérieuses difficultés de rétablissement de la situation antérieure.

Selon le Conseil d’État, c’est notamment le cas dans l’hypothèse où un permis serait annulé après la construction de l’immeuble ou d’une partie de celui-ci (arrêt n°253.078).

Déterminer le moment pour agir en suspension contre un permis d’urbanisme

Lorsqu’un riverain entend empêcher la mise en œuvre d’un permis d’urbanisme et souhaite dès lors obtenir la suspension de ses effets par le Conseil d’État, il lui est conseillé d’écrire au bénéficiaire du permis afin de lui demander s’il entend ou non mettre son permis en œuvre à brève échéance.

Le Conseil d’Etat estime en effet qu’« il appartient au requérant de vérifier de manière proactive si et quand le permis d’urbanisme dont il demande l’annulation risque d’être mis en œuvre », étant entendu que sous réserve des cas de suspension expressément prévus par la loi, « un tel permis est exécutoire dès sa délivrance » (arrêt n°235.160 du 3 mars 2022).

Dans les deux affaires soumises au Conseil d’État, le conseil du bénéficiaire du permis a adressé un courrier au requérant ou à son conseil.

Si les travaux ne sont pas prévus à brève échéance

Dans la première affaire (n°253.078), le conseil du bénéficiaire du permis d’urbanisme a fait savoir qu’aucune décision n’a été prise quant à la prise de cours du chantier et qu’il est possible qu’il débute avant l’aboutissement d’une procédure en annulation mais que ce ne sera pas avant plus d’un an et demi, voire davantage.

Dans ce contexte, le Conseil d’État juge qu’« étant donné que le début des travaux n’aura pas lieu avant de nombreux mois, il n’est pas établi à suffisance que le traitement de l’affaire en annulation ne puisse suffire à éviter les atteintes aux intérêts mis en avant par les requérants ».

En l’absence d’immédiateté suffisante des inconvénients dénoncés par la partie requérante, le Conseil d’État juge que la condition de l’urgence en référé n’est pas établie.

Si les travaux sont prévus à plus brève échéance

Dans le deuxième cas (n°253.079), le conseil du bénéficiaire du permis d’urbanisme a précisé dans un courrier du 30 août 2021 que ce dernier entendait commencer les travaux « « dans un délai de trois à quatre mois », à savoir aux environs des mois de décembre 2021 ou janvier 2022 ».

Face à une telle échéance (quatre à six mois), le Conseil d’État juge qu’il « est plausible qu’un éventuel arrêt d’annulation ne pourra intervenir dans un délai utile pour prévenir les inconvénients allégués, qualifiés de graves ».

Il admet dès lors l’urgence.

En résumé, lorsque la mise en œuvre d’un chantier est annoncée a échéance plus ou moins rapprochée (six mois ou moins dans l’exemple cité), il est opportun d’agir en suspension.

Si elle n’est pas annoncée ou qu’elle l’est mais à plus long terme (plus d’un an et demi dans l’exemple cité), l’urgence risque de ne pas être retenue. Il est alors conseillé d’agir dans un premier temps en annulation et, dans un deuxième temps, d’introduire une requête en suspension ou en suspension d’extrême urgence lorsque le requérant aura acquis la certitude que le permis sera mis en œuvre prochainement (avis d’affichage, arrivée d’engins de chantier, début de travaux, …).

En cas d’extrême urgence, la diligence s’impose mais ne suffit pas !

S’il entend agir par le biais de la procédure de suspension d’extrême urgence à l’encontre du permis litigieux, le requérant doit également réunir deux conditions :

  • l’imminence de l’atteinte aux intérêts du requérant qui serait causée par l’exécution immédiate du permis et qui ne pourrait dès lors pas attendre la fin de la procédure en suspension ordinaire
  • et la diligence du requérant à prévenir cette atteinte et donc à saisir le Conseil d’État (C.E. n°251.210 du 6 juillet 2021).

Agir sans attendre

Par conséquent, dès qu’il a connaissance d’un élément ne laissant pas de doute quant à l’imminence du début des travaux, le requérant doit agir sans attendre, le Conseil d’État estimant par exemple que cette condition n’est pas remplie lorsque la requête en extrême urgence est introduite plus de deux semaines près l’affichage du début imminent des travaux (C.E. n°251.210 du 6 juillet 2021).

Avoir fait preuve de proactivité pour s’informer

Lorsque la requête en suspension d’extrême urgence suit une requête en annulation, le requérant doit par ailleurs avoir fait preuve de la proactivité nécessaire « pour s’assurer de se prémunir, en temps utile, des dommages qu’elle craint de subir du fait de l’exécution de l’acte attaqué » (arrêt n°253.445  du 1er avril 2022).

Dans l’hypothèse où un recours en annulation a déjà été introduit contre un permis, le Conseil d’État estime que pour répondre à une telle condition, il ne suffit pas d’introduire une requête en suspension d’extrême urgence dans les dix jours de la communication, par la bénéficiaire du permis, de son intention de commencer les travaux quinze jours plus tard.

Dans une telle hypothèse, le requérant doit également être en mesure de démontrer qu’on a entrepris des démarches antérieurement pour connaître les intentions du bénéficiaire du permis quant à sa mise en œuvre du permis.

Le Conseil d’État estime qu’une telle condition n’est pas remplie si la partie requérante a pris contact avec le bénéficiaire du permis concomitamment à l’introduction de sa requête en annulation (19 juillet 2021) mais est « ensuite restée inactive durant plus de sept mois et a attendu d’être informée d’une mise en œuvre imminente par la partie adverse pour introduire la demande de suspension de l’exécution de l’acte attaqué, selon la procédure d’extrême urgence » (arrêt n°253.445  du 1er avril 2022)..

En d’autres termes, agir en suspension ou en suspension d’extrême urgence contre un permis d’urbanisme exige de la partie requérante qu’elle s’informe régulièrement de l’évolution du calendrier du bénéficiaire du permis.

En l’absence de réponse ou quand la réponse ne donne pas l’assurance d’une mise en œuvre à plus ou moyen terme permettant, le cas échéant, l’introduction d’une demande en suspension, le requérant doit réitérer à intervalles réguliers ses démarches vis-à-vis du bénéficiaire du permis afin de se garantir d’agir utilement en extrême urgence si ce dernier se décide soudain d’exécuter son permis à brève échéance.

Les pièges de procédures sont donc nombreux ! Pour toute question relative aux recours en matière de permis d’urbanisme, vous pouvez prendre contact avec Alexandre Patenostre ou Fabien Hans.

Report des délais de recours en période Corona? Un piège dangereux !

Une personne portant des chaussures marron et un jean bleu marche sur un chewing-gum rose collant, dont les fils s'étirent entre la chaussure et le trottoir, presque comme si elle était coincée dans un blocage dû au coronavirus. L'arrière-plan révèle une verdure floue et une ligne jaune sur l'asphalte.

Lors du premier confinement, plusieurs arrêtés ont été pris pour prolonger ou suspendre les délais de procédure pour les justiciables. Des requérants se sont fait piéger en croyant pouvoir se fonder sur les arrêtés qui suspendent le délai de recours au Conseil d’Etat. Le Conseil d’Etat a déclaré ces arrêtés illégaux et a donc fait application du délai « classique » de soixante jours pour déclarer le recours tardif!

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Nouveau rappel à l’ordre de la Cour constitutionnelle sur l’exigence d’intérêt au recours au Conseil d’Etat

Une série de grands lampadaires blancs décoratifs créent des rangées parallèles menant à une lumière vive à leur extrémité. Les colonnes ont des motifs ornementaux et la scène dégage une ambiance sereine et symétrique.

La Cour constitutionnelle confirme l’inconstitutionnalité d’une interprétation trop restrictive de l’exigence du maintien de l’intérêt au recours tout au long de la procédure au Conseil d’Etat

Par un nouvel arrêt du 9 juillet 2020 (n° 105/2020), la Cour constitutionnelle se prononce à nouveau sur l’interprétation à donner à l’article 19, alinéa 1er des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat qui exige qu’une partie requérante conserve un intérêt actuel tout au long de la procédure.

Dans cette affaire, la Cour constitutionnelle est interrogée sur la portée à réserver à cette disposition lorsqu’un requérant conteste une nomination illégale d’un autre fonctionnaire à une fonction à laquelle ce requérant espérait accéder, alors qu’en cours de procédure en annulation, la réserve de recrutement dont fait partie ce requérant arrive à échéance.  Selon la jurisprudence rigoriste du Conseil d’Etat, l’article 19, alinéa 1er impose de considérer que le requérant a été privé de son intérêt au recours en raison de l’épuisement de la réserve de recrutement, ce qui conduit à devoir constater l’irrecevabilité de son recours.

Saisie de la question de la constitutionnalité d’une telle interprétation, la Cour constitutionnelle répond ce qui suit :

« B.11.3.Dans l’interprétation selon laquelle une partie requérante est tenue de disposer d’un intérêt actuel tout au long de la procédure, ce qui implique que l’annulation doit lui permettre de retrouver une chance de bénéficier de la nomination qu’elle sollicite, la disposition en cause a des effets disproportionnés, puisque dans cette interprétation, elle conduit nécessairement à la perte de l’intérêt à l’annulation lorsque la réserve de recrutement arrive à échéance au cours de la procédure devant le Conseil d’État, sans que la partie requérante puisse démontrer si, en réalité, il subsiste encore un intérêt à l’annulation et sans tenir aucun compte des événements qui ont pu retarder l’examen du recours.

Dans cette interprétation, il est ainsi établi également une différence de traitement injustifiée entre cette partie requérante et le lauréat d’une réserve de recrutement dont la durée de validité vient de débuter lors de l’introduction du recours ».

Ce n’est pas la première fois que la Cour constitutionnelle pointe l’interprétation trop restrictive que fait le Conseil d’Etat de cette exigence de maintien de l’intérêt au recours.

  • Dans un arrêt n° 117/99 du 10 novembre 1999, la Cour constitutionnelle relevait déjà que « Par le caractère automatique que la perte d’intérêt revêt – sauf dans l’hypothèse particulière mentionnée dans la question préjudicielle-, l’interprétation donnée à l’article 19 a des effets disproportionnés car elle aboutit à une décision d’irrecevabilité du recours, sans que soit examiné s’il subsiste, en réalité, un intérêt à ce recours et sans tenir aucun compte des événements qui ont pu en retarder l’examen » (considérant B.6).
  • Dans un arrêt du 30 septembre 2010, n° 109/2010, la Cour constitutionnelle expose que « c’est au Conseil d’Etat qu’il appartient d’apprécier si les requérants qui le saisissent justifient d’un intérêt à leur recours. Le Conseil d’Etat doit toutefois veiller à ce que la condition de l’intérêt ne soit pas appliquée de manière restrictive ou formaliste. (voir, en ce sens, CEDH, 20 avril 2004, Bulena c. République tchèque, §§ 28, 30 et 35; 24 février 2009, L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, § 38; 5 novembre 2009, Nunes Guerreiro c. Luxembourg, § 38; 22 décembre 2009, Sergey Smirnov c. Russie, §§ 29-32) » (considérant B.4.2).

Observons d’ailleurs que, dans le cadre de l’arrêt commenté, la Cour constitutionnelle prend soin de mentionner ces deux arrêts, comme s’il s’agissait d’un rappel à l’ordre destiné au Conseil d’Etat.

Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’Homme a prononcé un arrêt du 17 juillet 2018 condamnant la Belgique en raison de l’interprétation trop restrictive de l’intérêt au recours résultant de la jurisprudence du Conseil d’Etat.  Cette interprétation du Conseil d’Etat avait, à l’époque, été jugée contraire au droit à un recours effectif (C.E.D.H., 17 juillet 2018, Vermeulen c. Belgique, §§ 42 e.s.).

Cette jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme a amené le Conseil d’Etat lui-même a été amené à assouplir sa propre jurisprudence à propos de la portée de l’exigence du maintien de l’intérêt au recours.

Ainsi, dans un arrêt n° 243.406 du 15 janvier 2019, prononcé en assemblée générale, le Conseil d’Etat qu’« il appartient au Conseil d’État d’apprécier si la partie requérante qui le saisit, justifie d’un intérêt à son recours. Le Conseil d’État doit toutefois veiller à ce que la condition de l’intérêt ne soit pas appliquée d’une manière exagérément restrictive ou formaliste ».  Le Conseil d’Etat y explique qu’il « tire enseignement de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 17 juillet 2018, en cause de Vermeulen contre la Belgique. La Cour y a rappelé que la portée donnée par le Conseil d’État dans sa jurisprudence, à la notion d’ ‘’intérêt’’ en tant qu’exigence de recevabilité ne peut avoir pour conséquence de porter atteinte à la substance même du droit d’accès de chacun à un tribunal, qui est inhérent aux garanties offertes par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ».  Le Conseil d’Etat en déduit que, lorsque la perte d’un intérêt est due au temps qui s’est écoulé et n’est pas due à un acte qu’un requérant aurait accompli ou négligé d’accomplir qui lui serait personnellement imputable, l’on ne peut pas en déduire une perte d’intérêt dans le chef de la partie requérante.

Pourtant, dans un arrêt Moors n° 244.015 du 22 mars 2019 le Conseil d’Etat semble revenir en arrière par rapport à cette jurisprudence en considérant que la possibilité d’introduire une demande en indemnité réparatrice implique qu’un requérant au Conseil d’Etat ne sera pas privé de son droit à un recours effectif même si l’on devait considérer qu’il a perdu intérêt à l’annulation en raison d’un acte qui ne lui serait pas personnellement imputable.  Il relève en effet que, dans le cadre de la procédure en indemnité réparatrice, les moyens développés à l’appui de la requête seront examinés par le Conseil d’Etat, ce qui implique que le droit d’accès à un tribunal n’est pas atteint. Il faut en effet rappeler que l’arrêt précité de la Cour européenne des droits de l’Homme était prononcé à propos d’un cas antérieur à l’entrée en vigueur du régime de l’indemnité réparatrice.  C’est ce raisonnement de l’arrêt du 22 mars 2019 qui conduit le Conseil d’Etat à poser à la Cour constitutionnelle la question préjudicielle ayant donné lieu à l’arrêt commenté.

Dans le cadre de l’arrêt commenté, la Cour constitutionnelle semble balayer le raisonnement du Conseil d’Etat et remet la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme en perspective Elle estime que ce régime de l’indemnité réparatrice n’offre pas les mêmes avantages que la procédure en annulation dans la mesure où « l’application de l’article 11bis ne peut conduire à ce que l’acte administratif contesté disparaisse de l’ordonnancement juridique erga omnes et rétroactivement » (B.11.1).   La Cour semble ainsi considérer que la question de l’effectivité du recours continue à se poser malgré cette possibilité de poursuivre la procédure en indemnité réparatrice.

Même si la Cour constitutionnelle prend la peine de préciser qu’elle ne se prononce pas sur la jurisprudence du Conseil d’Etat mais plutôt sur l’interprétation à donner à la disposition en cause (B.8.2), on peut tout de même considérer que ce nouvel arrêt constitue un rappel à l’ordre supplémentaire à l’égard du Conseil d’Etat.  Gageons que ce dernier tiendra compte des multiples arrêts rendus tant par la Cour constitutionnelle que par la Cour européenne des droits de l’Homme pour assouplir cette exigence du maintien de l’intérêt au recours.