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Droit de grève dans la fonction publique : quelles limites?

Un militaire fait grève et fait valoir ses droits

Le 20 janvier 2024, la Ministre de la Défense du Gouvernement en affaires courantes, Madame DEDONDER, a octroyé une dispense de travail aux membres des forces armées souhaitant prendre part à la manifestation nationale prévue le 13 février 2025. À peine entré en fonction, le nouveau Ministre de la Défense, Monsieur FRANCKEN, a pris la décision d’annuler ou de retirer cette dispense. 

Ces décisions contradictoires posent deux questions :

  • Un Ministre de la Défense peut-il dispenser les militaires de travail afin qu’ils puissent participer collectivement à une manifestation ?
  • Une décision d’un Ministre qui octroie un avantage peut-elle ensuite être retirée?

C’est également l’occasion de faire le point sur le droit de grève dans la fonction publique.

Le droit de grève dans la fonction publique

Le droit de grève constitue un droit fondamental permettant aux travailleurs de cesser collectivement leurs activités pour défendre leurs intérêts professionnels.

La consécration tardive du droit de grève des fonctionnaires

Durant la majeure partie du 20ème siècle, le agents de la fonction publique ne bénéficiait pas de ce droit fondamental.  

Cette absence s’expliquait par l’incompatibilité du droit de grève avec le principe de continuité du service public. De plus, il se heurtait à l’ancien article 7, alinéa 3 du statut des agents de l’État du 2 octobre 1937 (statut Camu). Ce texte interdisait à tout agent de suspendre ses fonctions sans l’accord préalable de son supérieur hiérarchique.

La reconnaissance du droit de grève pour les fonctionnaires en Belgique trouve sa source dans des conventions de droit international.

Ainsi, l’article 11 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (“CEDH”) consacre la liberté de réunion et d’association, dont le droit de s’affilier à un syndicat pour la défense de ses intérêts. Même si cette disposition ne le consacre pas directement, la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé que le droit de grève constituait un moyen d’assurer l’exercice de ces libertés (arrêt du 1 avril 2009, Enerji Yapi-Yol Sen c. Turquie, § 24).

Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 19 décembre 1966, approuvée par une loi du 15 mai 1981 et la Charte sociale européenne du 18 octobre 1961, approuvée par une loi du 11 juillet 1990 consacrent expressément le droit de grève, sans distinction entre les employeurs du secteur privé et du secteur public.  

Le délai écoulé entre l’adoption de ces deux derniers instruments de droit international et leur approbation en droit belge illustrent les réticences du monde politique de l’époque à reconnaitre un tel droit aux agents de l’État. En outre, elles ne produisent pas d’effets directs en droit belge et supposaient donc l’adoption de textes spécifiques visant à en déterminer la portée.

Le droit de grève n’est pas absolu

Ces conventions internationales ne consacrent toutefois pas le droit de grève comme un droit absolu. Il peut faire l’objet de limitations, légalement déterminées, notamment pour les agents de la fonction publique. L’article 8 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 19 décembre 1966 précise ainsi que:

« Le présent article n’empêche pas de soumettre à des restrictions légales l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de la fonction publique ».

Pour être valable, les restrictions au droit de grève de certaines catégories de travailleurs doit être prévue par un texte légal. Il faut également que l’État qui impose de telles restrictions s’appuient sur des motifs suffisamment sérieux en vue de les justifier.

La situation actuelle du droit de grève dans la fonction publique

Encore aujourd’hui, il n’existe pas de réglementation qui précise, de manière transversale, les contours du droit de grève dans la Fonction publique. Pour déterminer les droits et obligations des agents des différentes entités publiques en matière de grève, il faut donc examiner les textes qui s’appliquent à chaque catégorie d’agents du secteur publique.

Retenons que la plupart des agents – statutaires et contractuels – se voit aujourd’hui reconnaitre un droit de grève étendu.

Ainsi, l’arrêté royal du 22 décembre 2000 « fixant les principes généraux du statut administratif et pécuniaire des agents (…) », applicable aux agents de l’État fédéral, des Communautés et des Régions, de la COCOF, de la COCOM, ainsi que des personnes morales de droit public qui en dépendent (abrogé pour la Région flamande) prévoit, en son article 18, que la participation de l’agent à une cessation concertée de travail ne peut avoir qu’une conséquence : la privation de son traitement.

Les agents relevant de ces différentes autorités ont donc le droit de faire grève sans restriction autre que de perdre leur rémunération pour les heures ou jours de grève.

Un droit de grève restreint pour certaines catégories de fonctionnaire

Certaines catégories d’agents publics ne bénéficient cependant pas d’un droit de grève aussi étendu.

Ainsi, en ce qui concerne les agents de la Fonction publique, certains textes de loi encadrent de manière restrictive, voire interdisent, l’exercice du droit de grève.

Le droit de grève encadré des agents de police

L’article 126 de la loi du 7 décembre 1998 « organisant un service de police intégré, structuré à deux niveaux » soumet l’exercice du droit de grève par les agents de la Police fédérale et de la Police locale à deux conditions :

  • L’annonce préalable de la grève par une organisation syndicale agréée ;
  • La discussion préalable avec l’autorité compétente à propos du point problématique.

Cette même disposition prévoit également que le Ministre de l’Intérieur peut, en concertation avec le Ministre de la Justice, ordonner aux fonctionnaires de la Police fédérale ou locale faisant ou souhaitant faire grève, de continuer ou de reprendre le travail pendant la période et pour les missions pour lesquelles leur engagement est nécessaire et qu’ils désignent.

Dans un arrêt du 20 mai 2000 (n°42/2000), la Cour constitutionnelle a jugé ces restrictions non discriminatoires et non disproportionnées, notamment au regard de la nécessité d’une grande disponibilité des fonctionnaires de police en vue de de garantir le respect des droits et des libertés d’autrui et de protéger l’ordre public (considérant B.7.5)

L’instauration d’un service « minimum » dans certains services publics

Dans certain cas, le législateur a estimé nécessaire d’instaurer un service minimum. De la sorte, il préserve le droit de grève des agents concernés, tout en garantissant la continuité – au ralenti – du service public.

Un service adapté dans les transports

Par une loi du 29 novembre 2017 « visant à assurer la continuité du service ferroviaire en cas de grève », le législateur a imposé un service de transport adapté en cas de grève du rail. Le législateur justifie l’instauration de ce service de transport adapté par la volonté de garantir le droit à la mobilité des citoyens et la continuité du service public. Selon lui, cette loi ne porte pas atteinte au droit de grève.

Afin de mettre en œuvre ce service adapté, les Comités de direction d’Infrabel et de la SNCB doivent, après concertation avec les syndicats, déterminer les catégories professionnelles opérationnelles qu’ils considèrent comme essentielles pour fournir une offre de transport adaptée aux usagers en cas de grève. Ils déterminent également les plans de transport pour lesquels une offre de transport adaptée peut être fournie.

Les membres du personnel indispensables à la mise en place de cette offre de transport doivent, sauf motif valable, signaler leur participation ou non à la grève au plus tard 72 heures avant son début. Pour organiser le service adapté, Infrabel et la SNCB font appel aux membres du personnel qui ne participent pas à la grève.

Toutefois, si le nombre d’agents disponibles s’avère insuffisant, elles ne disposent pas du droit de réquisitionner des agents. Dans ce cas, il n’y aura donc pas d’offre de transport adaptée.

Dans un arrêt du 14 mai 2020 (n°67/2020), la Cour constitutionnelle estime que le mécanisme instauré par cette loi ne constitue pas un vrai service minimum. En effet, il ne garantit pas une offre de transport minimale en cas de grève. Sous deux réserves, elle valide l’ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale et du droit de négociation collective dans la mesure où elle découle d’une loi et qu’elle est suffisamment claire et précise.

Un service minimum dans les prisons

De même, dans une loi du 23 mai 2019 « concernant l’organisation des services pénitentiaires et le statut du personnel pénitentiaire », le législateur a instauré un mécanisme de « service minimum » en cas de grève dans un établissement pénitentiaire.

Conformément aux articles 18 et suivants de cette loi, les agents qui envisagent de faire grève doivent déposer 72 heures à l’avance un préavis en vue d’informer le chef d’établissement. Ce dernier prend alors les mesures afin d’assurer un service minimum durant la grève. Ce service minimum vise à garantir que chaque détenu reçoive ses repas et les soins nécessaires conforment aux normes prévues, qu’il ait la possibilité d’un accès d’une heure minimum à l’air libre et d’un contact avec ses proches, qu’il soit en mesure d’exercer ses droits de la défense, notamment de recevoir la visite de son avocat ou d’un agent consulaire.

Pour ce faire, le chef d’établissement dresse une liste des agents qui ont fait part de leur intention de ne pas participer à la grève. Dans l’hypothèse où le nombre de membres du personnel qui ne participent pas à la grève s’avère insuffisant pour garantir le service minimum, il en informe les syndicats afin de remédier à cette situation. En l’absence de solution, le Gouverneur de la Province concernée (ou le Ministre Président de la Région de Bruxelles-Capitale) se concerte avec les syndicats sur les dispositifs à mettre en œuvre pour arriver au taux de présence requis. Au besoin, il peut donner ordre aux membres du personnel de se rendre sur leur lieu de travail pour y effectuer les prestations.

A l’occasion d’un arrêt du 23 mars 2019 (n°107/2019), la Cour constitutionnelle a jugé que, sous certaines réserves, le régime instauré par cette loi n’entraîne pas des effets disproportionnés pour le personnel pénitentiaire.

Une interdiction pure et simple de grève pour les militaires

La situation des militaires est la plus restrictive. En effet, toute forme de grève leur est interdite.  Cette interdiction déjà prévue par l’article de la loi du 14 janvier 1975 a été confirmée par l’article 175 de la loi du 28 février 2007 « fixant le statut des militaires et candidats militaires du cadre actif des forces armées ».

Dans les travaux préparatoires, le Gouvernement justifie cette restriction par le fait que l’opérationnalité des forces armées ainsi que la capacité d’exercer des missions qui leur ont été confiées doivent être préservées. Il considère qu’il s’agit de devoirs constituant la spécificité de l’emploi militaire. Il précise également que les militaires peuvent exercer ou faire valoir leurs droits par le biais de leurs organisations syndicales conformément à la loi du 11 juillet 1978 « organisant les relations entre les autorités publiques et les syndicats du personnel militaire ».

On peut se demander si une telle différence de traitement instaurée par cette loi est toujours actuelle, non discriminatoire et proportionnée ?

A notre connaissance, la disposition qui interdit aux militaires de faire grève n’a pas fait l’objet d’un recours en annulation ou d’une question à la Cour constitutionnelle. Elle n’a donc pas fait l’objet d’un constat exprès de constitutionnalité. En cas de question posée à la Cour constitutionnelle à ce propos, on peut s’interroger sur le sens qu’aurait sa réponse, sachant qu’à l’occasion d’un arrêt Humpert et a. du 14 décembre 2023, la Cour européenne des droits de l’Homme a validé l’interdiction absolue de faire grève imposée aux enseignants allemands engagés sous statut en raison de l’importance d’assurer la continuité de leur mission.

Régularité d’une dispense de services en vue de participer à une manifestation

On peut se demander si une dispense de services accordée, de manière large, à tout ou partie des militaires en vue de leur permettre de participer à une manifestation nationale ne constituerait pas une décision de nature à contourner l’interdiction stricte qu’ils ont de participer à un mouvement collectif de cessation du travail ?

Si tel est le cas, la décision prise par la Ministre DEDONDER contreviendrait à l’article 175 de la loi du 28 février 2007 « fixant le statut des militaires et candidats militaires du cadre actif des forces armées ». Elle serait donc illégale.

L’on peut par ailleurs se demander si cette décision pouvait être prise par un Ministre qui fait partie d’un Gouvernement en affaires courantes ?

En effet, en période d’affaires courantes, le Gouvernement dispose de compétences limitées. Il ne peut adopter des décisions que si elles relèvent de la gestion journalière, de l’urgence ou qu’elles constituent la continuation d’un processus décisionnel entamé avant la dissolution des chambres. En d’autres termes, hors cas d’urgence, le Gouvernement en affaires courantes ne peut prendre des décisions qui impliquent un choix politique nécessitant qu’il soit couvert par le Parlement.

Or, en l’espèce, la seule polémique résultant de la décision prise par l’ancienne ministre de la Défense laisse penser qu’il s’agit d’une décision de nature politique. Il parait également difficile de soutenir que la décision adoptée le 20 janvier 2025 à propos d’une manifestation prévue le 13 février présentait une quelconque urgence justifiant son adoption quelques jours avant la possible émergence d’un nouveau gouvernement.

Le nouveau Ministre de la Défense pouvait-il retirer cette décision ?

Une autorité administrative (et donc un Gouvernement ou un Ministre) peut retirer une décision qu’elle a adoptée et qui a créé des droits dans le chef de ses destinataires dans les limites de la théorie du retrait d’acte administratif (voir notre article sur le sujet).

Pour ce faire, il faut que deux conditions soient réunies :

  • Le retrait doit intervenir dans le délai de recours en annulation contre cette décision devant le Conseil d’État (60 jours) ou durant toute la durée de la procédure de recours ;
  • Une illégalité doit affecter l’acte dont l’autorité envisage le retrait. 

La décision de retrait d’acte constitue elle-même un acte administratif de nature à causer grief à son destinataire – le bénéficiaire de la première décision -. Si elle constitue un acte administratif à portée individuelle ou collective, son auteur devra donc la motiver conformément aux articles 2 et 3 de la loi du 29 juillet 1991 « relative à la motivation formelle des actes administratifs ».

Ces derniers imposent à l’autorité d’indiquer dans l’acte administratif, les motifs de fait et de droit qui le fondent. Ces indications doivent permettre à son destinataire de comprendre les raisons qui l’ont conduit à se prononcer dans ce sens. Ces explications doivent également lui permettre d’apprécier l’opportunité d’introduire un recours au Conseil d’État contre la décision.

En outre, pour assurer l’effectivité de ce droit au recours, l’auteur de l’acte devra y mentionner les modalités de recours (juridiction, délai, etc.).

Conclusions : les militaires ne peuvent pas faire grève

En résumé, la situation des militaires se différencie de celle des autres agents de la fonction publique puisque dans l’état actuel des textes, ils ont interdiction absolue de faire grève. En adoptant une décision qui octroie une dispense de travail, de manière large, aux militaires, de surcroit en période d’affaires courantes, la Ministre de la Défense pourrait avoir méconnu cette interdiction.

Pour toute question sur le droit de grève des fonctionnaires ou sur la fonction publique en générale, n’hésitez pas à contacter Alexandre Paternostre ou Thomas Cambier