Accès à la justice : vers une digitalisation inclusive ?

Le Père Noël, vêtu de son costume et de son chapeau rouges emblématiques, est assis sur un canapé blanc et tape sur un ordinateur portable. À proximité, un sapin de Noël givré orné de décorations et de boîtes-cadeaux argentées ajoute de la gaieté à cette élégante pièce. C'est comme s'il veillait à ce que le souhait de chaque enfant soit exaucé en cette période de fêtes.

La numérisation croissante de la justice et le risque de fracture numérique

Selon des études récentes, près de 40 % de la population belge se trouve en situation de vulnérabilité numérique. Pourtant, les démarches administratives et judiciaires se digitalisent rapidement et la justice ne fait pas exception. Si certains avocats saluent l’efficacité de cette transformation, d’autres s’inquiètent de l’impact de l’informatisation sur le droit d’accès au juge, en particulier pour les personnes mal équipées sur le plan numérique.

Les plateformes de dépôt électronique pour les avocats et les justiciables

Dans le système judiciaire belge, plusieurs plateformes facilitent le dépôt électronique des écrits de procédure. Le système gratuit « edeposit » permet aux avocats et justiciables de soumettre leurs documents en ligne. À cela s’ajoute « DPA« , une plateforme payante. Initialement, cette plateforme était obligatoire pour les avocats, avant que le Conseil d’État n’annule cette obligation en décembre 2019, offrant désormais aux avocats le choix entre les deux options.

Digitalisation obligatoire des recours au Conseil d’État : une controverse

Pour les recours administratifs devant le Conseil d’État, la plateforme eproadmin était autrefois optionnelle pour tous les types de procédures. Suite à la dernière réforme du Conseil d’État, à partir du 1er janvier 2025, le dépôt électronique de requêtes en suspension et des demandes de mesures provisoires deviendra cependant obligatoire lorsque la partie requérante est représentée par un avocat ou qu’elle est une autorité administrative.

Ce changement suscite des interrogations quant à son impact sur l’accès à la justice. Pour cette raison, plusieurs avocats ont contesté cette mesure devant la Cour constitutionnelle.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle : une validation nuancée

Dans son arrêt du 7 novembre 2024 , la Cour constitutionnelle a jugé que l’obligation d’utiliser eproadmin constitue désormais une formalité substantielle, dont la non-application entraîne le rejet du recours. La Cour a estimé que cette mesure, facilitant l’accès rapide aux pièces des procédures en suspension, était proportionnée aux objectifs poursuivis. Elle a également rejeté les craintes des avocats selon lesquelles la mesure les priverait de cette voie de recours lorsqu’ils exercent leur activité dans des zones géographiques à faible connectivité. En effet, elle considère qu’en tant que professionnels, les avocats disposent en principe des outils nécessaires.
 

Conclusion : une numérisation qui doit rester accessible

Bien que la digitalisation des procédures facilite le travail de nombreux avocats, son caractère obligatoire pourrait poser problème s’il s’étendait aux justiciables. Le droit d’accès au juge étant fondamental, il importe que les outils numériques soient une option et non une contrainte pour tous.

À noter que la Cour constitutionnelle adopte également le dépôt électronique pour ses propres procédures, dans le cadre d’un arrêté royal de septembre 2024, qui devrait entrer en vigueur d’ici octobre 2025.

Si vous posez des questions sur les recours à la Cour constitutionnelle ou au Conseil d’État, n’hésitez pas à nous contacter.

Le Gouvernement est en affaires courantes. Limites et conséquences

Un homme court sur un paysage enneigé sous un ciel bleu clair, concentré comme s'il parcourait les affaires courantes de la vie. Il porte un bonnet vert, une veste marron, des leggings noirs et des chaussures jaunes. Son ombre s'étend sur la neige, avec des empreintes de pas derrière lui. Des arbres sont visibles au loin.

L’arrêt n°259.078 du Conseil d’État rendu le 8 mars 2024 tombe à pic. Il met en lumière les restrictions imposées au Gouvernement pendant les périodes dites « d’affaires courantes ».

Un gouvernement qui a présenté sa démission « ne dispose plus de la plénitude de ses attributions« . Il ne peut plus exercer d’activité que ce soit en tant qu’organe exécutif ou en tant que membre du Pouvoir législatif. Il peut uniquement expédier les « affaires courantes« .

C’est quoi une affaire courante ?

Par affaires courantes, il faut entendre (1) les affaires relevant de la gestion journalière, (2) les affaires constituant la poursuite normale d’une procédure régulièrement engagée avant la dissolution du Parlement et la démission du Gouvernement et (3) les affaires urgentes.

Il n’y a pas de règle écrite qui limite les attributions du Gouvernement fédéral durant la période d’affaires courantes. En effet, le Conseil d’État constate qu’elle ne ressort ni de la Constitution ni d’aucune autre disposition légale. Il s’agit d’une coutume constitutionnelle liée aux principes de la continuité du service public et de la responsabilité ministérielle dans un système parlementaire.

Cette règle relève de l’ordre public puisqu’elle concerne la compétence du Gouvernement. Par conséquent, si une décision prise par le Gouvernement démissionnaire n’entre pas dans le champ d’application des affaires courantes, elle est illégale.

L’arrêté attaqué entre-t-il dans le champ d’application des affaires courantes ?

Le recours en annulation concerne l’arrêté royal du 20 septembre 2020 « relatif à la permanence médicale par les médecins généralistes et à l’agrément de coopération fonctionnelle ». Le Gouvernement l’a adopté durant la longue période d’affaires courantes qui a suivi la présentation de sa démission au Roi, le 21 décembre 2018.

Selon l’association de médecins généralistes qui sollicitait l’annulation de cet arrêté, cet arrêté dépasse la notion d’affaires courantes.

Le Gouvernement belge prétendait que cet arrêté constituerait la continuation d’une procédure engagée avant la dissolution du Parlement.

La poursuite d’une procédure entamée avant la dissolution du Parlement

Selon le Conseil d’État, pour qu’un acte posé par le Gouvernement constitue la poursuite d’une procédure entamée avant sa démission et la dissolution du Parlement, il faut cumuler trois conditions :

  • L’engagement de la procédure donnant lieu à la décision concernée bien avant la période critique ;
  • Que cette procédure se règle sans précipitation ;
  • La résolution des questions politiques qui ont pu se poser avant la période critique. 

Ne relèvent donc pas de cette catégorie, les affaires dont le traitement donne lieu à des choix politiques importants. Il s’agit de celles :

« qui impliquent des options dont l’importance sur le plan de la politique générale est par essence telle que ces affaires ne pourraient être décidées que par un gouvernement qui a l’appui du parlement et qui risque de perdre cet appui en raison de la décision qu’il a prise »

C.E., arrêt n°259.078

L’arrêté attaqué contient des choix politiques

Le Conseil d’État relève que l’arrêté attaqué contient des choix politiques à propos des conditions applicables aux coopérations fonctionnelles des médecins généralistes que la loi charge d’assurer la permanence médicale. Il s’agit de choix importants dans la mesure où ils ont une incidence :

  • sur la manière dont les Communautés pourront exercer leurs compétences normatives en matière d’organisation de la médecine de première ligne (notamment les cercles de médecins généralistes) ;
  • les modalités applicables aux médecins généralistes dans le cadre de leurs obligations en matière de permanences médicales.

…posés après la démission du Gouvernement

L’État belge soutient que plusieurs documents montreraient que le Gouvernement a posé ces choix politiques avant de démissionner. Il invoque l’accord du Gouvernement conclu en 2014, un audit des postes de garde, une note conceptuelle du 15 décembre 2017, l’accord médico-mutualiste 2018-2019, les procès-verbaux de la plateforme d’accompagnement, etc.

Le Conseil d’État procède à l’examen de chacun de ces documents.

Ainsi, il juge que l’accord de gouvernement porte la volonté politique de réformer les services de garde de la médecine générale. Mais ne contient aucune option politique précise à ce sujet.

L’accord médico-mutualiste constitue un accord entre les mutuelles et les médecins à propos du financement des soins de santé. Cet accord ne vise donc pas à établir un cadre réglementaire pour la permanence des soins médicaux. De plus, cet accord mentionne un cadre légal futur à adopter après consultation de certains organes. Il présente également des options différentes de celles retenues dans l’acte attaqué.

A propos d’autres documents, le Conseil d’État relève qu’il s’agit de documents préparatoires, de nature administrative. Or, de tels documents d’orientation ou avis ne peuvent pas poser de choix politiques. D’ailleurs, certains d’entre eux contiennent des options différentes de celles qui ont finalement été retenues.

Le Conseil d’État souligne que:

« La réflexion menée à un niveau administratif sur l’élaboration d’un texte et l’identification des options privilégiées à ce niveau ne peuvent suffire à considérer que les questions politiques ont été résolues. De manière générale, l’exigence d’un choix politique ne peut être constaté que lorsque l’autorité politique soumise au contrôle du Parlement a, d’une manière ou d’une autre, elle-même clarifié sa position, par exemple en transmettant officiellement un arrêté en projet à une autorité ou à un organe consultatif pour l’examiner ».

Incompétence = annulation

Le Conseil d’État estime donc que le Gouvernement n’a pas arrêté les options contenues dans l’arrêté attaqué avant sa démission. Il en conclut à l’incompétence du Gouvernement et procède à l’annulation de l’arrêté royal en cause.

Pour toute question à propos d’un acte adopté en période d’affaires courantes, vous pouvez contacter Alexandre Paternostre,ou Thomas Cambier

Réfection d’un acte annulé : retour à la case départ ?

Un jeu de société dynamique avec un parcours en spirale qui présente diverses cases illustrées représentant des animaux, des personnes et des objets. Au centre, les règles du Jeu de l'oie sont écrites en français, à côté d'une illustration d'oie proéminente. Cette réfection d'un classique invite les joueurs à s'immerger dans son charme fantaisiste.

La portée de l’ annulation et la réfection

L’arrêt du Conseil d’État revêt une autorité absolue de chose jugée. Lorsque le Conseil d’État annule un acte administratif, celui-ci n’existe plus.

Suite à l’annulation d’une de ses décisions, une autorité administrative ne peut donc pas se contenter de la reprendre telle qu’elle.

Elle doit nécessairement tirer les conséquences de l’arrêt intervenu et, plus précisément, des motifs retenus par le Conseil d’État pour juger l’acte illégal. L’opération par laquelle l’administration remplace un acte administratif annulé par un autre acte purgé du vice qui a justifié son annulation se nomme la réfection.  

  • La réfection de l’acte est parfois impossible car l’administration se trouve dans l’impossibilité matérielle ou juridique de reprendre un acte. Ainsi, en cas d’annulation en raison du dépassement du délai imparti pour prendre la décision, l’administration ne pourra plus jamais statuer.
  • La réfection est dite facultative lorsque l’autorité n’a aucune obligation de statuer. Par exemple, si l’administration procède à une promotion qui n’avait rien d’obligatoire et voit sa décision annulée, elle peut très bien renoncer à son projet initial et ne pas refaire l’acte annulé.
  • La réfection est qualifiée d’obligatoire lorsque l’administration est tenue d’y procéder. Il en va par exemple ainsi lorsque le Conseil d’État annule la décision d’une administration statuant dans le cadre d’un recours organisé.

L’autorité ne doit pas nécessairement reprendre la procédure au début

Dans bien des cas, l’adoption de l’acte annulé découle d’une procédure en plusieurs étapes, impliquant la consultation du public ou de plusieurs instances d’avis.

La question se pose alors de savoir à quel stade l’administration peut reprendre la procédure pour refaire l’acte.

L’arrêt d’annulation du Conseil d’État opère ab initio, c’est-à-dire que, non seulement l’acte n’existe plus, mais il est même censé n’avoir jamais existé : l’effet rétroactif d’un arrêt d’annulation rétablit la situation existante à la veille de l’acte annulé.

Par conséquent, l’administration a le choix. Elle peut reprendre la procédure au stade de l’illégalité relevée par le Conseil d’État et la corriger. Elle peut aussi décider de la reprendre à un stade encore antérieur ou même de la recommencer ab initio (C.E., n°231.854 du 3 juillet 2015).

Si l’administration décide de reprendre la procédure au stade qui précède l’illégalité censurée, elle prend le risque de voir d’autres illégalités affectant le stade antérieur de la procédure soulevées en cas recours contre sa nouvelle décision (par exemple: C.E., n°167.662 du 9 février 2007).

La réfection en cas d’annulation d’un rapport ou avis devenu décision suite à l’absence de réaction de l’autorité compétente 

En matière urbanistique et environnementale, il n’est pas rare que l’avis / le rapport d’une instance à l’origine consultative se transforme en décision lorsque l’autorité compétente ne se prononce pas dans un délai commençant à courir à dater de la réception de l’avis / du rapport.

Ainsi, en Région de Bruxelles-Capitale, l’avis du Collège d’urbanisme vaut décision en l’absence de décision du Gouvernement sur la demande de permis d’urbanisme (art. 188/3, alinéa 3, du CoBAT).

En Région wallonne, le rapport de synthèse des Fonctionnaires technique et délégué vaut décision en l’absence de décision ministérielle sur la demande de permis unique (article 95, §8, du Décret relatif au permis d’environnement).

Dans un tel cas de figure, l’avis/ rapport constitue l’acte administratif pouvant, le cas échéant, faire l’objet d’un recours devant le Conseil d’État.

À l’occasion de son arrêt n°253.313 du 23 mars 2022, le Conseil d’État nous éclaire sur les conséquences qui résultent de l’annulation d’un tel avis / rapport devenu décision.

Les éléments soumis au Conseil d’État

Dans le cadre de recours introduits contre la délivrance d’un permis unique pour la construction et l’exploitation d’une porcherie, les Fonctionnaires technique et délégué compétents sur recours remettent un rapport de synthèse favorable, proposant au Ministre de délivrer le permis sollicité. À défaut de décision du Ministre dans le délai légal, ce rapport de synthèse se transforme, de plein droit, en décision. Les requérants poursuivent et obtiennent l’annulation de ce rapport de synthèse valant décision.

Suite à cette annulation, plutôt que de rédiger un nouveau rapport de synthèse et de le transmettre au Ministre, les Fonctionnaires technique et délégué prennent immédiatement un nouveau rapport de synthèse valant décision, court-circuitant ainsi la compétence décisionnelle du Ministre.

Selon le Conseil d’État :

« Dès lors que l’arrêt précité a fait disparaître le rapport de synthèse sur recours à la date où il a été établi, soit avant la date à laquelle il s’est transformé en décision par l’effet du décret, il appartenait aux fonctionnaires technique et délégué d’instruire le recours en rédigeant un nouveau rapport de synthèse sur recours et de l’envoyer au ministre conformément à la procédure établie par l’article 95, § 3, du décret du 11 mars 1999, et non de prendre une décision à la place de l’autorité de recours».

Ce qu’il faut retenir

Le Conseil d’État juge que nécessaire de reprendre la procédure d’instruction au stade où l’irrégularité retenue, soit en l’espèce au moment où l’avis /du rapport.

Ce faisant, le Conseil d’Etat rappelle implicitement le rôle d’une instance d’avis / de rapport. Si l’avis ou le rapport peut se muer en décision par l’abstention de l’autorité compétente, seule cette dernière dispose d’un pouvoir décisionnel. L’instance d’avis ne peut donc pas s’arroger un pouvoir de décision en reprenant la procédure là on son avis avait déjà valeur de décision et ainsi donner immédiatement à son avis, expurgé du vice retenu par le Conseil d’État, la portée d’une décision. Elle doit soumettre son nouvel avis à l’autorité compétente, qui disposera à nouveau du délai légalement prévu pour se prononcer.

Pour toute question en rapport avec le Conseil d’État ou en matière d’urbanisme, vous pouvez prendre contact avec Fabien Hans ou Alexandre Paternostre.

Le bon timing pour agir en suspension contre un permis d’urbanisme

Plusieurs horloges analogiques blanches affichant des heures différentes sont disposées en diagonale sur un fond jaune vif, rappelant la précision organisée observée dans le permis d'urbanisme. Les horloges varient légèrement en taille et forment des rangées soignées, créant un motif structuré sur l'image.

Nécessité d’agir également en annulation du permis d’urbanisme

Depuis la réforme du Conseil d’État par la loi du 20 janvier 2014 portant réforme de la compétence, de la procédure et de l’organisation du Conseil d’État, il n’est plus possible d’introduire une requête en suspension ordinaire contre un acte administratif (tel un permis d’urbanisme) préalablement à l’introduction d’une requête en annulation.

La requête en suspension sera dès lors :

  • soit introduite en même temps que la requête en annulation si l’urgence le commande
  • soit postérieurement si la condition de l’urgence n’était pas rencontrée au moment du dépôt de la requête en annulation mais qu’elle le devient suite à la survenance d’un évènement nouveau.

L’importance du timing pour agir en suspension du permis d’urbanisme

Choisir le bon timing pour agir en suspension devant le Conseil d’État contre un permis d’urbanisme, voire pour décider d’introduire une suspension d’extrême urgence contre ce dernier, n’est pas chose aisée.

Deux arrêts rendus par le Conseil d’État du 23 février 2022 donnent quelques indications à ce sujet.

Dans l’arrêt n°253.078, le Conseil d’État rappelle que :

Selon l’article 17, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, la suspension de l’exécution d’une décision administrative suppose notamment une urgence incompatible avec le délai de traitement de l’affaire en annulation.

L’urgence ne peut cependant résulter de la seule circonstance qu’une décision au fond interviendra dans un avenir plus ou moins lointain. Une certaine durée est en effet inhérente à la procédure en annulation et à l’exercice concret et complet des droits des parties. Elle ne peut être reconnue que lorsque le requérant établit que la mise en œuvre ou l’exécution de l’acte ou du règlement attaqué présente des inconvénients d’une suffisante gravité, telle que, s’il faut attendre l’issue de la procédure en annulation, il risque de se trouver « dans une situation aux conséquences dommageables irréversibles » (Doc. parl. Sénat, session 2012-2013, n°5-2277/1, p. 13) ».

Dans l’arrêt n°253.079, le Conseil d’État précise que:

Seuls les éléments emportant des conséquences d’une gravité suffisante sur la situation personnelle de la partie requérante sont susceptibles d’être pris en compte.

Il juge également que la condition de l’urgence présente deux aspects :

  • une immédiateté suffisante
  • et une gravité suffisante.

La loi n’exige pas l’irréversibilité de l’atteinte (contra C.E. n°251.210 du 6 juillet 2021), mais permet que la suspension évite de sérieuses difficultés de rétablissement de la situation antérieure.

Selon le Conseil d’État, c’est notamment le cas dans l’hypothèse où un permis serait annulé après la construction de l’immeuble ou d’une partie de celui-ci (arrêt n°253.078).

Déterminer le moment pour agir en suspension contre un permis d’urbanisme

Lorsqu’un riverain entend empêcher la mise en œuvre d’un permis d’urbanisme et souhaite dès lors obtenir la suspension de ses effets par le Conseil d’État, il lui est conseillé d’écrire au bénéficiaire du permis afin de lui demander s’il entend ou non mettre son permis en œuvre à brève échéance.

Le Conseil d’Etat estime en effet qu’« il appartient au requérant de vérifier de manière proactive si et quand le permis d’urbanisme dont il demande l’annulation risque d’être mis en œuvre », étant entendu que sous réserve des cas de suspension expressément prévus par la loi, « un tel permis est exécutoire dès sa délivrance » (arrêt n°235.160 du 3 mars 2022).

Dans les deux affaires soumises au Conseil d’État, le conseil du bénéficiaire du permis a adressé un courrier au requérant ou à son conseil.

Si les travaux ne sont pas prévus à brève échéance

Dans la première affaire (n°253.078), le conseil du bénéficiaire du permis d’urbanisme a fait savoir qu’aucune décision n’a été prise quant à la prise de cours du chantier et qu’il est possible qu’il débute avant l’aboutissement d’une procédure en annulation mais que ce ne sera pas avant plus d’un an et demi, voire davantage.

Dans ce contexte, le Conseil d’État juge qu’« étant donné que le début des travaux n’aura pas lieu avant de nombreux mois, il n’est pas établi à suffisance que le traitement de l’affaire en annulation ne puisse suffire à éviter les atteintes aux intérêts mis en avant par les requérants ».

En l’absence d’immédiateté suffisante des inconvénients dénoncés par la partie requérante, le Conseil d’État juge que la condition de l’urgence en référé n’est pas établie.

Si les travaux sont prévus à plus brève échéance

Dans le deuxième cas (n°253.079), le conseil du bénéficiaire du permis d’urbanisme a précisé dans un courrier du 30 août 2021 que ce dernier entendait commencer les travaux « « dans un délai de trois à quatre mois », à savoir aux environs des mois de décembre 2021 ou janvier 2022 ».

Face à une telle échéance (quatre à six mois), le Conseil d’État juge qu’il « est plausible qu’un éventuel arrêt d’annulation ne pourra intervenir dans un délai utile pour prévenir les inconvénients allégués, qualifiés de graves ».

Il admet dès lors l’urgence.

En résumé, lorsque la mise en œuvre d’un chantier est annoncée a échéance plus ou moins rapprochée (six mois ou moins dans l’exemple cité), il est opportun d’agir en suspension.

Si elle n’est pas annoncée ou qu’elle l’est mais à plus long terme (plus d’un an et demi dans l’exemple cité), l’urgence risque de ne pas être retenue. Il est alors conseillé d’agir dans un premier temps en annulation et, dans un deuxième temps, d’introduire une requête en suspension ou en suspension d’extrême urgence lorsque le requérant aura acquis la certitude que le permis sera mis en œuvre prochainement (avis d’affichage, arrivée d’engins de chantier, début de travaux, …).

En cas d’extrême urgence, la diligence s’impose mais ne suffit pas !

S’il entend agir par le biais de la procédure de suspension d’extrême urgence à l’encontre du permis litigieux, le requérant doit également réunir deux conditions :

  • l’imminence de l’atteinte aux intérêts du requérant qui serait causée par l’exécution immédiate du permis et qui ne pourrait dès lors pas attendre la fin de la procédure en suspension ordinaire
  • et la diligence du requérant à prévenir cette atteinte et donc à saisir le Conseil d’État (C.E. n°251.210 du 6 juillet 2021).

Agir sans attendre

Par conséquent, dès qu’il a connaissance d’un élément ne laissant pas de doute quant à l’imminence du début des travaux, le requérant doit agir sans attendre, le Conseil d’État estimant par exemple que cette condition n’est pas remplie lorsque la requête en extrême urgence est introduite plus de deux semaines près l’affichage du début imminent des travaux (C.E. n°251.210 du 6 juillet 2021).

Avoir fait preuve de proactivité pour s’informer

Lorsque la requête en suspension d’extrême urgence suit une requête en annulation, le requérant doit par ailleurs avoir fait preuve de la proactivité nécessaire « pour s’assurer de se prémunir, en temps utile, des dommages qu’elle craint de subir du fait de l’exécution de l’acte attaqué » (arrêt n°253.445  du 1er avril 2022).

Dans l’hypothèse où un recours en annulation a déjà été introduit contre un permis, le Conseil d’État estime que pour répondre à une telle condition, il ne suffit pas d’introduire une requête en suspension d’extrême urgence dans les dix jours de la communication, par la bénéficiaire du permis, de son intention de commencer les travaux quinze jours plus tard.

Dans une telle hypothèse, le requérant doit également être en mesure de démontrer qu’on a entrepris des démarches antérieurement pour connaître les intentions du bénéficiaire du permis quant à sa mise en œuvre du permis.

Le Conseil d’État estime qu’une telle condition n’est pas remplie si la partie requérante a pris contact avec le bénéficiaire du permis concomitamment à l’introduction de sa requête en annulation (19 juillet 2021) mais est « ensuite restée inactive durant plus de sept mois et a attendu d’être informée d’une mise en œuvre imminente par la partie adverse pour introduire la demande de suspension de l’exécution de l’acte attaqué, selon la procédure d’extrême urgence » (arrêt n°253.445  du 1er avril 2022)..

En d’autres termes, agir en suspension ou en suspension d’extrême urgence contre un permis d’urbanisme exige de la partie requérante qu’elle s’informe régulièrement de l’évolution du calendrier du bénéficiaire du permis.

En l’absence de réponse ou quand la réponse ne donne pas l’assurance d’une mise en œuvre à plus ou moyen terme permettant, le cas échéant, l’introduction d’une demande en suspension, le requérant doit réitérer à intervalles réguliers ses démarches vis-à-vis du bénéficiaire du permis afin de se garantir d’agir utilement en extrême urgence si ce dernier se décide soudain d’exécuter son permis à brève échéance.

Les pièges de procédures sont donc nombreux ! Pour toute question relative aux recours en matière de permis d’urbanisme, vous pouvez prendre contact avec Alexandre Patenostre ou Fabien Hans.

La portée des avis et l’impartialité des organes consultatifs

Une personne en chemise bleue rédige méticuleusement une lettre à la table à l'aide d'un élégant stylo Avis noir et or. L'attention est portée sur sa main et le stylo, tandis que l'arrière-plan se brouille doucement pour devenir obscur.

De « simples avis »

Dans son arrêt n°251.336 du 3 août 2021, le Conseil d’Etat rappelle la portée des avis rendus par les organes qui peuvent ou doivent être consultés au cours d’une procédure administrative comme par exemple lors de l’instruction d’un permis d’urbanisme.

Ainsi, sauf les cas où l’avis sollicité est dit « conforme » (c’est-à-dire un avis qui doit obligatoirement être suivi), l’autorité administrative qui prend la décision n’a pas l’obligation de se conformer aux avis recueillis au cours de la procédure administrative.

Si elle décide de s’en écarter, elle doit préciser, dans sa décision, « les motifs circonstanciés de nature à justifier raisonnablement son appréciation en opportunité et expliquant pourquoi elle s’écarte de ces avis ». A défaut, il pourrait lui être reproché de se rendre coupable d’une erreur manifeste d’appréciation, c’est-à-dire une erreur à ce point flagrante qu’une autre autorité administrative, placée dans la même situation, ne l’aurait pas commise (C.E., 11 mars 2021, n°250.089) ou qu’elle est incompréhensible pour tout observateur averti (C.E., 22 juin 2021, n°251.022).

Les avis sont donc là pour éclairer les autorités administratives et non pour la lier. Toutefois, si elle s’en écarte, elle doit alors expressément expliquer pourquoi.

L’impartialité ou l’apparence d’impartialité d’un organe d’avis

Les avis rendus par les instances consultées en cours de procédure administrative sont susceptibles d’influencer la décision qui sera finalement adoptée par l’autorité administrative.

Il est donc important qu’ils soient rendus par un organe dont l’impartialité ne fait pas de doute.

En effet, « le principe général d’impartialité doit être appliqué à tout organe de l’administration active et ce, même s’il ne s’agit que d’un organe consultatif chargé d’éclairer l’autorité compétente par un simple avis ou une proposition de décision » (C.E., 3 août 2021, n°251.336).

Remettre en cause l’impartialité d’un organe d’avis ?

Pour le Conseil d’Etat, « il suffit qu’une apparence de partialité ait pu susciter chez le citoyen concerné un doute légitime quant à l’aptitude à aborder sa cause en toute impartialité » (C.E., 3 août 2021, n°251.336).

Si cette affirmation est très large, le Conseil d’Etat la nuance aussitôt en précisant que «ce principe ne s’applique que dans la mesure où il se concilie avec la nature spécifique, et notamment avec la structure de l’administration active ».

Ainsi, l’impartialité d’un organe collégial sera nécessairement plus difficile à remettre en cause que celle d’un organe unipersonnel dont le représentant serait en conflit d’intérêt.

Selon le Conseil d’Etat, on ne peut mettre en cause l’impartialité d’une instance collégiale que si l’on rencontre deux conditions cumulatives :

« D’une part, des faits précis qui font planer des soupçons de partialité sur un ou plusieurs membres de ce collège peuvent être légalement constatés et que, d’autre part, il ressort des circonstances que la partialité de ce ou de ces membres a pu influencer l’ensemble du collège » (C.E., 3 août 2021, n°251.336).

Apparence d’impartialité: un exemple concret

Dans l’affaire qui a donné lieu à son arrêt n°251.336 du 3 août 2021, les parties requérantes dénonçaient le manque d’impartialité de la Commission consultative d’aménagement du territoire et de mobilité  (ci-dessous « CCATM ») en raison de la situation de conflit d’intérêt d’un de ses membres. En effet, elles relevaient que ce dernier avait été associé à l’élaboration du projet à l’instruction, en sa qualité d’architecte paysager.

Le Conseil d’Etat relève que les éléments du dossier ne permettent pas de démontrer que l’intéressé se serait abstenu lors du vote de la CCATM et, encore moins, qu’il aurait quitté la séance lors de ce vote.

Au contraire, il est établi que cette personne s’est intéressée au projet et a participé aux débats de la Commission sans que le procès-verbal de séance ne permette de déterminer son degré de participation aux discussions ayant précédé le vote.

Le Conseil d’Etat juge dès lors que « sa présence en qualité de membre de la commission consultative, alors qu’il est également intéressé au projet est de nature à faire planer un doute sur l’impartialité qui est attendue de la CCATM ».

Dans la mesure où le permis attaqué se fonde explicitement sur l’avis favorable conditionnel de la CCATM , le Conseil d’Etat estime que le moyen est fondé et annule le permis litigieux..

Pour toute question relative aux procédures d’instruction des permis ou, de manière plus générale, relative aux procédures administratives, vous pouvez prendre contact avec Alexandre PATERNOSTRE ou Fabien HANS

Le rap à l’assaut du crime de lèse-majesté

Photographie en noir et blanc d'un homme barbu chantant avec passion dans un micro. Valtonyc porte un t-shirt, les yeux fermés, tandis qu'il déverse son âme dans la performance sur scène sur un fond sombre.

Alors que la NV-A se bat depuis 2013 pour faire supprimer le crime de lèse-majesté de l’arsenal législatif belge, c’est finalement un rappeur catalan qui aura eu raison de cette particularité de notre régime monarchique.

Valtonyc est un rappeur originaire de Majorque qui chante en catalan. En 2017, les juridictions espagnoles le condamnent pour apologie du terrorisme et insulte à la Couronne espagnole. Dans ses chansons, il traite le roi d’Espagne Juan Carlos 1er, de voleur. Rappelons qu’il parle du roi d’Espagne qui s’est lui-même exilé aux Emirats arabes unis, sous la menaces de multiples inculpations pour corruption et évasion fiscale.

Pour échapper à sa condamnation, Valtonyc se réfugie, lui, en Belgique en 2018 et les autorités espagnoles transmettent alors un mandat d’arrêt européen pour pousser les autorités belges à extrader l’artiste.

L’extradition pour actes de terrorisme

Valtonyc conteste l’exécution du mandat d’arrêt européen devant les juridictions belges et pousse celles-ci à saisir la Cour de Justice de l’Union européenne à propos de l’exécution de ce mandat d’arrêt.

Normalement, les autorités du pays chargées de l’extradition (en l’occurrence la Belgique) ne peuvent exécuter le mandat d’arrêt européen que si l’infraction qui en est à l’origine est valable dans son propre système judiciaire. En effet, la loi du 19 décembre 2003 relative au mandat d’arrêt européen prévoit l’obligation de refuser l’exécution d’un tel mandat d’arrêt si le fait qui est à la base de ce mandat ne constitue pas une infraction au regard du droit belge.

Cependant, lorsque le mandat repose sur des « actes de terrorisme » – ce qui est le cas de l’infraction pour apologie du terrorisme – les juridictions de ce pays ne peuvent pas refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen pour le motif que l’infraction n’existerait pas dans leur pays. Pour que cette exception s’applique, il faut toutefois que l’infraction en question soit passible de 3 années de prison dans le pays où elle a été commise (l’Espagne).

Or, dans le cas de Valtonyc, la condamnation pour apologie du terrorisme vise à condamner les paroles d’une chanson écrite en 2012. A l’époque, la loi prévoyait une peine maximale de deux ans de prison pour les faits d’apologie du terrorisme. Ce n’est qu’avec une loi de 2015 que la peine maximale est passée à 3 ans de détention.

Il a donc fallu saisir la Cour de Justice de l’Union européenne pour savoir si l’exception relative à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen pour des actes de terrorisme pouvait s’appliquer dans ces circonstances.

Par son arrêt du 3 mars 2020, la Cour de Justice conclut que c’est la loi en vigueur au moment des faits (en 2012) qui peut seule être prise en compte et non pas celle de 2015, plus stricte que la loi antérieure. Il s’agit du principe de non-rétroactivité d’une loi pénale plus sévère.

Le bon vieux crime de lèse-majesté

L’Espagne ne peut donc plus exiger l’extradition sans pouvoir de contrôle des juridictions belges. Celles-ci doivent donc examiner si les infractions à l’origine du mandat d’arrêt existent également en droit belge.

C’est ce qui a amené à porter le débat sur la seconde infraction à l’origine de ce mandat d’arrêt : l’insulte à la Couronne espagnole.

Une infraction identique existe en droit belge puisque l’article 1er de la loi du 6 avril 1847 punit d’un emprisonnement et d’une amende quiconque « se sera rendu coupable d’offense envers la personne du Roi ». C’est ce qu’on qualifie, en langage courant, du crime de lèse-majesté. A première vue, rien ne permettait donc de s’opposer à ce mandat d’arrêt puisque la même infraction existe en droit espagnol et en droit belge.

Cependant, afin de faire opposition à ce mandat d’arrêt européen, les plaideurs ont invoqué l’inconstitutionnalité de la loi du 6 avril 1847 et demandé à la Chambre des mises en accusation de saisir la Cour constitutionnelle de cette question préjudicielle.

La Cour constitutionnelle doit donc déterminer si cette loi viole l’article 19 de la Constitution lu en combinaison avec l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.

C’est ce qui a conduit la Cour constitutionnelle à rendre un arrêt déclarant la « répression des offenses envers le Roi » inconstitutionnelle.

Lèse-majesté vs liberté d’expression

La Cour constate d’abord que l’article 19 de la Constitution et l’article 10 de la Convention européenne ont une portée analogue en ce qu’ils consacrent tous les deux le droit à la liberté d’expression.

Ensuite, la Cour évalue si l’ingérence dans ce droit à la liberté d’expression repose sur un objectif légitime. Elle commence par pointer le « contexte historique fondamentalement différent » dans lequel la loi de 1847 a été adoptée, ainsi que « l’évolution des conceptions sur ce qui peut être jugé nécessaire dans une société démocratique ».

La Cour se réfère ensuite à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour considérer que « l’intérêt que pourrait avoir un Etat à protéger la réputation du chef d’Etat ne saurait justifier l’octroi à celui-ci d’un privilège ou d’une protection particulière en ce qui concerne les opinions exprimées à son encontre ». Elle ajoute que « la circonstance que le Roi est dans l’impossibilité d’introduire une plainte sans l’accord d’un ministre (…) ne suffit pas à justifier l’ingérence dans la liberté d’expression occasionnée par la disposition en cause ».

La Cour pointe encore que la protection offerte au Roi est sensiblement plus large que celle qui serait offerte à toute autre personne faisant l’objet de calomnie ou diffamation, que ce soit par la lourdeur des sanctions infligées aux coupables ou par la portée plus large donné à la notion d’ « offense ».

Elle en déduit l’incompatibilité de cette disposition avec les dispositions qui protègent la liberté d’expression.

« Liberté d’expression est plus efficace que censure… » (Damso)

Face à l’acharnement des autorités espagnoles, le combat de l’artiste et de ses avocats pour défendre sa liberté d’expression semble payer.  Au-delà du sort qui sera réservé à Valtonyc, cette affaire interroge certaines valeurs démocratiques fondamentales.  

  • La lutte contre le terrorisme n’autorise pas la mise à néant du sacrosaint principe de non-rétroactivité de la loi pénale.
  • La protection de nos institutions monarchiques n’autorise pas de restreindre davantage la liberté d’expression parce que les propos visent le Roi.