La Cour constitutionnelle confirme l’inconstitutionnalité d’une interprétation trop restrictive de l’exigence du maintien de l’intérêt au recours tout au long de la procédure au Conseil d’Etat
Par un nouvel arrêt du 9 juillet 2020 (n° 105/2020), la Cour constitutionnelle se prononce à nouveau sur l’interprétation à donner à l’article 19, alinéa 1er des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat qui exige qu’une partie requérante conserve un intérêt actuel tout au long de la procédure.
Dans cette affaire, la Cour constitutionnelle est interrogée sur la portée à réserver à cette disposition lorsqu’un requérant conteste une nomination illégale d’un autre fonctionnaire à une fonction à laquelle ce requérant espérait accéder, alors qu’en cours de procédure en annulation, la réserve de recrutement dont fait partie ce requérant arrive à échéance. Selon la jurisprudence rigoriste du Conseil d’Etat, l’article 19, alinéa 1er impose de considérer que le requérant a été privé de son intérêt au recours en raison de l’épuisement de la réserve de recrutement, ce qui conduit à devoir constater l’irrecevabilité de son recours.
Saisie de la question de la constitutionnalité d’une telle interprétation, la Cour constitutionnelle répond ce qui suit :
« B.11.3.Dans l’interprétation selon laquelle une partie requérante est tenue de disposer d’un intérêt actuel tout au long de la procédure, ce qui implique que l’annulation doit lui permettre de retrouver une chance de bénéficier de la nomination qu’elle sollicite, la disposition en cause a des effets disproportionnés, puisque dans cette interprétation, elle conduit nécessairement à la perte de l’intérêt à l’annulation lorsque la réserve de recrutement arrive à échéance au cours de la procédure devant le Conseil d’État, sans que la partie requérante puisse démontrer si, en réalité, il subsiste encore un intérêt à l’annulation et sans tenir aucun compte des événements qui ont pu retarder l’examen du recours.
Dans cette interprétation, il est ainsi établi également une différence de traitement injustifiée entre cette partie requérante et le lauréat d’une réserve de recrutement dont la durée de validité vient de débuter lors de l’introduction du recours ».
Ce n’est pas la première fois que la Cour constitutionnelle pointe l’interprétation trop restrictive que fait le Conseil d’Etat de cette exigence de maintien de l’intérêt au recours.
- Dans un arrêt n° 117/99 du 10 novembre 1999, la Cour constitutionnelle relevait déjà que « Par le caractère automatique que la perte d’intérêt revêt – sauf dans l’hypothèse particulière mentionnée dans la question préjudicielle-, l’interprétation donnée à l’article 19 a des effets disproportionnés car elle aboutit à une décision d’irrecevabilité du recours, sans que soit examiné s’il subsiste, en réalité, un intérêt à ce recours et sans tenir aucun compte des événements qui ont pu en retarder l’examen » (considérant B.6).
- Dans un arrêt du 30 septembre 2010, n° 109/2010, la Cour constitutionnelle expose que « c’est au Conseil d’Etat qu’il appartient d’apprécier si les requérants qui le saisissent justifient d’un intérêt à leur recours. Le Conseil d’Etat doit toutefois veiller à ce que la condition de l’intérêt ne soit pas appliquée de manière restrictive ou formaliste. (voir, en ce sens, CEDH, 20 avril 2004, Bulena c. République tchèque, §§ 28, 30 et 35; 24 février 2009, L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, § 38; 5 novembre 2009, Nunes Guerreiro c. Luxembourg, § 38; 22 décembre 2009, Sergey Smirnov c. Russie, §§ 29-32) » (considérant B.4.2).
Observons d’ailleurs que, dans le cadre de l’arrêt commenté, la Cour constitutionnelle prend soin de mentionner ces deux arrêts, comme s’il s’agissait d’un rappel à l’ordre destiné au Conseil d’Etat.
Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’Homme a prononcé un arrêt du 17 juillet 2018 condamnant la Belgique en raison de l’interprétation trop restrictive de l’intérêt au recours résultant de la jurisprudence du Conseil d’Etat. Cette interprétation du Conseil d’Etat avait, à l’époque, été jugée contraire au droit à un recours effectif (C.E.D.H., 17 juillet 2018, Vermeulen c. Belgique, §§ 42 e.s.).
Cette jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme a amené le Conseil d’Etat lui-même a été amené à assouplir sa propre jurisprudence à propos de la portée de l’exigence du maintien de l’intérêt au recours.
Ainsi, dans un arrêt n° 243.406 du 15 janvier 2019, prononcé en assemblée générale, le Conseil d’Etat qu’« il appartient au Conseil d’État d’apprécier si la partie requérante qui le saisit, justifie d’un intérêt à son recours. Le Conseil d’État doit toutefois veiller à ce que la condition de l’intérêt ne soit pas appliquée d’une manière exagérément restrictive ou formaliste ». Le Conseil d’Etat y explique qu’il « tire enseignement de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 17 juillet 2018, en cause de Vermeulen contre la Belgique. La Cour y a rappelé que la portée donnée par le Conseil d’État dans sa jurisprudence, à la notion d’ ‘’intérêt’’ en tant qu’exigence de recevabilité ne peut avoir pour conséquence de porter atteinte à la substance même du droit d’accès de chacun à un tribunal, qui est inhérent aux garanties offertes par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ». Le Conseil d’Etat en déduit que, lorsque la perte d’un intérêt est due au temps qui s’est écoulé et n’est pas due à un acte qu’un requérant aurait accompli ou négligé d’accomplir qui lui serait personnellement imputable, l’on ne peut pas en déduire une perte d’intérêt dans le chef de la partie requérante.
Pourtant, dans un arrêt Moors n° 244.015 du 22 mars 2019 le Conseil d’Etat semble revenir en arrière par rapport à cette jurisprudence en considérant que la possibilité d’introduire une demande en indemnité réparatrice implique qu’un requérant au Conseil d’Etat ne sera pas privé de son droit à un recours effectif même si l’on devait considérer qu’il a perdu intérêt à l’annulation en raison d’un acte qui ne lui serait pas personnellement imputable. Il relève en effet que, dans le cadre de la procédure en indemnité réparatrice, les moyens développés à l’appui de la requête seront examinés par le Conseil d’Etat, ce qui implique que le droit d’accès à un tribunal n’est pas atteint. Il faut en effet rappeler que l’arrêt précité de la Cour européenne des droits de l’Homme était prononcé à propos d’un cas antérieur à l’entrée en vigueur du régime de l’indemnité réparatrice. C’est ce raisonnement de l’arrêt du 22 mars 2019 qui conduit le Conseil d’Etat à poser à la Cour constitutionnelle la question préjudicielle ayant donné lieu à l’arrêt commenté.
Dans le cadre de l’arrêt commenté, la Cour constitutionnelle semble balayer le raisonnement du Conseil d’Etat et remet la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme en perspective Elle estime que ce régime de l’indemnité réparatrice n’offre pas les mêmes avantages que la procédure en annulation dans la mesure où « l’application de l’article 11bis ne peut conduire à ce que l’acte administratif contesté disparaisse de l’ordonnancement juridique erga omnes et rétroactivement » (B.11.1). La Cour semble ainsi considérer que la question de l’effectivité du recours continue à se poser malgré cette possibilité de poursuivre la procédure en indemnité réparatrice.
Même si la Cour constitutionnelle prend la peine de préciser qu’elle ne se prononce pas sur la jurisprudence du Conseil d’Etat mais plutôt sur l’interprétation à donner à la disposition en cause (B.8.2), on peut tout de même considérer que ce nouvel arrêt constitue un rappel à l’ordre supplémentaire à l’égard du Conseil d’Etat. Gageons que ce dernier tiendra compte des multiples arrêts rendus tant par la Cour constitutionnelle que par la Cour européenne des droits de l’Homme pour assouplir cette exigence du maintien de l’intérêt au recours.