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Régime de protection contre les discriminations en droit du travail

Par un arrêt du 8 janvier 2020, la Cour du travail de Bruxelles a fait application du régime de protection contre les discriminations mis sur pied, au niveau fédéral, par la loi du 10 mai 2007 « tendant à lutter contre certaines formes de discrimination ». C’est l’occasion de revenir sur ce régime et d‘examiner brièvement le régime particulier de la preuve de la discrimination.

Le contexte de l’affaire

Comme on le verra, la protection contre les discriminations repose, pour l’essentiel, sur une appréciation de données factuelles. Il est donc important de situer le contexte de l’affaire commentée :

Monsieur R. est salarié au sein d’une société L. Il occupe un poste de manager commercial et couvre le territoire du Benelux et de la France.

En décembre 2012, Monsieur R. est diagnostiqué comme étant atteint d’un cancer. La maladie est connue de son employeur et nécessite un traitement de chimiothérapie.

En septembre 2013, Monsieur R. est élu manager commercial de l’année au sein de la société L.

À la fin de l’année 2013, ladite société est réorganisée et les territoires couverts par les managers commerciaux sont modifiés. Dorénavant, il existe trois territoires : Europe du Nord, centrale (qui comprend le Benelux) et du Sud (qui comprend la France). Trois postes de manager commerciaux sont donc à pourvoir et deux sont susceptibles d’intéresser Monsieur R. compte tenu de son expérience.

Pour l’Europe du Sud, Monsieur M. est désigné sans qu’aucune procédure de sélection ne soit organisée. Pour l’Europe centrale, Monsieur V. est désigné au terme d’une procédure de sélection à laquelle Monsieur R. a postulé.

N’ayant pas été sélectionné, Monsieur R. postule à une série d’autres postes correspondant à ses compétences mais il n’est jamais retenu.

Au début de l’année 2014, Monsieur R. est absent en raison de sa maladie.

En mars 2014, il est licencié pour des « raisons organisationnelles».

Le critère protégé : l’état de santé actuel ou futur

La loi du 10 mai 2007 précitée érige en « discrimination directe » « [t]toute distinction directe fondée sur l’un des critères protégés […] à moins que cette distinction ne soit objectivement justifiée par un but légitime et que les moyens de réaliser ce but soient appropriés et nécessaires ». Se pose donc, dans un premier temps, la question de savoir si le critère de discrimination identifié par la victime se retrouve dans la liste limitative établie par la loi comme suit :

« l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil, la naissance, la fortune, la conviction religieuse ou philosophique, la conviction politique, la conviction syndicale, la langue, l’état de santé actuel ou futur, un handicap, une caractéristique physique ou génétique, l’origine sociale ».

Dans l’affaire commentée, le critère identifié – et admis par la Cour du Travail – est l’état de santé actuel et futur de Monsieur R. dont le cancer était susceptible d’avoir des conséquences néfastes sur sa disponibilité.

Soulignons qu’au niveau fédéral, les critères de discrimination repris dans la loi du 10 mai 2007 précitée ne sont pas les seuls à être protégés. Deux autres lois sont en effet consacrées aux critères suivants :

◊ « la nationalité, une prétendue race, la couleur de peau, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique» (loi du 30 juillet 1981 « tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie ») ;

◊ « la grossesse, l’accouchement l’allaitement, la maternité, l’adoption et la procréation médicalement assistée » (loi du 10 mai 2007 « tendant à lutter contre la discrimination entre les femmes et les hommes»).

En outre, relevons qu’en dehors de ces critères protégés, une discrimination pourra toujours être dénoncée sur la base des articles 10 et 11 de la constitution consacrant le principe de l’égalité et de la non-discrimination mais sans pouvoir bénéficier du régime particulier exposé ci-après. .

Les indices permettant de présumer la discrimination…

Dans un second temps, se pose la question de savoir s’il existe des éléments factuels permettant de présumer que monsieur R. a été traité différemment en raison de son état de santé et donc discriminé.

Au terme d’une analyse des régimes européen et belge en la matière, la Cour du travail expose sa vision de la charge de la preuve en matière de discrimination :

« La Cour estime qu’il convient de ne pas apprécier d’une manière trop stricte les présomptions de l’existence d’une discrimination liée à un critère protégé que la victime doit apporter, sous peine de ne pas atteindre l’objectif du législateur qu’il soit européen ou belge, de protéger la partie la plus faible à travers le système de partage de la charge de la preuve, dont ce législateur sait qu’elle aura bien souvent des difficultés à rapporter la preuve qu’elle a été victime d’une discrimination liée à un critère protégé car l’auteur n’en fera aucune publicité mais agira dans l’ombre ».

La Cour retient plusieurs éléments comme « constitu[ant] un faisceau de faits graves et pertinents qui permettent [pris ensemble] de présumer que Monsieur R. a été discriminé ».

D’abord, le fait qu’une procédure de sélection ait été organisée pour le poste de manager commercial couvrant le Benelux et pas pour celui couvrant la France, attribué automatiquement à Monsieur M. Selon la Cour du travail, dans le cadre de la réorganisation de la société L, un choix devait être fait : soit les nouveaux postes à pourvoir sont attribués automatiquement aux personnes déjà en place sur la base de leur expérience, soit pas et des procédures de sélection sont organisées pour tous les postes à pourvoir. Or, sans justification, la société L. a choisi une option pour le poste relatif au Benelux et une autre pour celui relatif à la France.

Ensuite, le fait que Monsieur V. ait été préféré à Monsieur R. pour le poste relatif au Benelux alors que la comparaison de leurs rapports d’évaluation « pose sérieusement question car elle met en évidence une série d’éléments contraires à la logique».

Par ailleurs, la Cour retient le silence de la société L. à la suite du processus de sélection alors que Monsieur R. n’a cessé de relancer les ressources humaines pour en savoir plus sur les raisons expliquant qu’il n’ait pas été sélectionné.

Enfin, elle tient compte du fait que Monsieur R. n’ait jamais été retenu pour une série d’autres postes qui correspondaient pourtant à ses compétences.

… et de renverser la charge de la preuve

La Cour ayant conclu à l’existence d’un faisceau d’indices suffisant pour permettre à la victime de se prévaloir du renversement de la charge de la preuve, il incombe à l’auteur présumé de la discrimination de prouver son innocence.

Comme le relève la Cour du travail, l’article 28 de la loi du 10 mai 2017 organise en effet « un partage du fardeau de la preuve ».  Ce régime particulier de preuve permet d’opérer un renversement de la charge de la preuve en faveur d’une personne qui est en mesure d’invoquer « des faits qui permettent de présumer l’existence d’une discrimination fondée sur l’un des critères protégés ».

À titre informatif, on soulignera que, dans ses travaux préparatoires, le législateur auteur de la loi du 10 mai 2007 précitée a exposé que ce régime de preuve « a vocation à s’appliquer à toute procédure juridictionnelle visant à la mise en œuvre desdites lois – en ce compris les procédures menées devant les juridictions civiles et les procédures menées devant le Conseil d’État, à l’exception des procédures pénale » (p. 35).

Dans l’affaire commentée, les éléments retenus par la Cour du travail et listés ci-dessus ont donc permis de mettre les projecteurs sur la société L., laquelle n’est pas parvenue à prouver l’absence de discrimination. Relevons, à cet égard, que la Cour du travail a écarté l’argument de ladite société selon lequel les discriminations dénoncées ne débutent qu’à la fin de l’année 2013, alors que l’état de santé de Monsieur R. était connu depuis décembre 2012. À l’estime de la Cour, la discrimination a débuté en raison du « contexte de réorganisation de la société L. ».

L’indemnisation de la victime de discrimination

Enfin, le régime de la protection contre les discriminations prévoit la possibilité pour la victime de réclamer une indemnisation à charge de l’auteur de la discrimination. Cette indemnisation peut être de deux types : soit elle correspond au dommage réellement subi par la victime qui doit alors prouver son étendue, soit elle correspond à une indemnisation forfaitaire qui dépend du cas de figure dans lequel la victime se trouve.

Dans le cas d’une discrimination « dans le cadre des relations de travail ou des régimes complémentaires de sécurité sociale, l’indemnisation forfaitaire pour le dommage matériel et moral équivaut à six mois de rémunération brute, à moins que l’employeur ne démontre que le traitement litigieux défavorable ou désavantageux aurait également été adopté en l’absence de discrimination ; dans cette dernière hypothèse, l’indemnisation forfaitaire pour le préjudice matériel et moral est limitée à trois mois de rémunération brute  » ;

En dehors de l’hypothèse visée ci-dessus, « l’indemnisation forfaitaire du préjudice moral subi du fait d’une discrimination est fixé à un montant de 650 euros ; ce montant est porté à 300 euros dans le cas où le contrevenant ne peut démontrer que le traitement litigieux défavorable ou désavantageux aurait également été adopté en l’absence de discrimination, ou en raison d’autres circonstances, telles que la gravité du préjudice moral subi ».

Dans l’affaire commentée, la Cour du travail a fait application de dudit régime d’indemnisation et considéré que Monsieur R. pouvait obtenir une indemnité correspondant à six mois de rémunération.

Cette affaire permet ainsi de mettre en avant deux de ses principaux atouts du régime de la protection contre les discriminations : éviter la probatio diabolica à laquelle les victimes sont souvent confrontées et prévoir une indemnisation forfaitaire compte tenu de la difficulté à évaluer le dommage réellement subi.