Dans l’affaire C-424/23, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) apporte des précisions importantes sur la conformité des exigences techniques imposées par un pouvoir adjudicateur sans autoriser une alternative équivalente, au regard des règles de transparence et d’égalité de traitement inhérentes à la réglementation des marchés publics.
L’enjeu de l’arrêt et le contexte du litige
Les questions préjudicielles posées à la CJUE concernent la légalité d’une clause technique d’un marché public exigeant l’utilisation exclusive de tuyaux en grès pour les systèmes d’évacuation des eaux usées et de tuyaux en béton pour les systèmes d’évacuation des eaux pluviales, sans mention d’une possible équivalence.
Une entreprise fabricant des tuyaux en plastique a contesté ces spécifications techniques. L’enjeu est de déterminer si une telle exigence était conforme au droit de l’Union, en particulier à l’article 42 de la directive 2014/24/UE, qui impose aux pouvoirs adjudicateurs d’assurer l’ouverture à la concurrence en permettant, dans la mesure du possible, de proposer des solutions alternatives.
Les précisions de l’arrêt sur la portée des exigences techniques
L’arrêt apporte des précisions sur la manière de formuler les exigences techniques. Il énonce également dans quels cas de figure et selon quelles modalités un pouvoir adjudicateur peut imposer des exigences techniques spécifiques, comme l’obligation de recourir à un certain type de matériau.
Méthodes de formulation des exigences techniques
Tout d’abord, la CJUE juge que l’article 42 de la directive 2014/24/UE, transposé en droit belge par l’article 53 de la loi du 17 juin 2016 sur les marchés publics, contient une liste exhaustive des formulations possibles pour les spécifications techniques. Selon la Cour, les pouvoirs adjudicateurs doivent choisir l’une des quatre options prévues par cette disposition et ils ne peuvent pas faire usage d’une autre méthode, sous réserve toutefois des règles techniques nationales obligatoires compatibles avec le droit de l’Union et des exceptions énoncées à l’article 42, paragraphe 4, de cette directive (pt. 30).
En résumé, sauf exception, les pouvoirs adjudicateurs peuvent donc uniquement définir les spécifications techniques au regard de performances ou d’exigences fonctionnelles (a), de spécifications techniques déterminées par la réglementation ou par des standards reconnus (b) ou d’une combinaison de ces deux méthodes (c et d) (pts. 28 à 38).
L’impact des exigences techniques techniques
La Cour juge que les spécifications techniques participent à la détermination de l’objet du marché (pt. 40). Elle rappelle que si les pouvoirs adjudicateurs disposent d’une large marge d’appréciation pour déterminer les caractéristiques de fournitures ou des travaux visant à répondre à leur besoin, leur liberté n’est pas sans limite.
En effet, les spécificités techniques ne peuvent pas avoir pour effet de créer des obstacles à l’égalité d’accès aux marchés publics. Elles doivent donc permettre le dépôt d’offres qui « reflètent notamment la diversité des solutions techniques existant sur le marché » (pt. 43).
Les exigences techniques identifiées par la réglementation
La Cour estime que la meilleure manière de rencontrer cet objectif et de favoriser l’innovation est de formuler les exigences techniques en termes de performances et d’exigences fonctionnelles. Cette méthodologie permet à tous les soumissionnaires qui atteignent le niveau requis de soumissionner, indépendamment de la méthode de production de leur produit ou des matériaux utilisés. Selon elle, il convient dès lors de la favoriser (pts. 44-45).
Si les spécifications techniques sont définies au regard de normes ou de standards techniques (b) ou d’une combinaison entre ces normes et standards et un niveau de performances ou d’exigences fonctionnelles (c), il faut les accompagner de la mention « ou équivalent ». A défaut, la spécification pourrait avoir pour effet de restreindre la concurrence (pts. 46-49).
En principe, conformément à l’article 42, point 4 de la directive 2014/2024, le recours à d’autres spécifications techniques est interdite.
Les exigences techniques plus exceptionnelles
Par exception, le pouvoir adjudicateur peut faire référence à des exigences ciblées liées à l’utilisation d’un produit d’un type ou d’une origine, voire même d’une marque déterminés, ou obtenu sur le fondement d’un brevet ou d’un procédé déterminés.
Toutefois, l’autorisation de recourir à de telles exigences techniques plus spécifiques ne peut s’envisager que dans deux cas de figure :
- Lorsque ces exigences techniques sont inévitablement liées à l’objet du marché. Sous peine de porter atteinte au principe de mise en concurrence, cette exception s’interprète de manière restrictive.
- Lorsque des exigences techniques définies au regard de performances et d’exigences fonctionnelles ou de normes ou de standards techniques, ou encore d’une combinaison de ces deux types d’exigences techniques ne permettent de fournir une description suffisamment précise et intelligible de l’objet du marché. Dans ce cas de figure, le pouvoir adjudicateur devra également ajouter la mention « ou équivalent » (pts. 50 à 54).
Les exigences techniques et des matériaux déterminés ?
Selon la Cour, les matériaux qui composent un produit ne constituent pas une « performance » ou une « exigence fonctionnelle ». Il s’agit plutôt d’un « type » ou d’une « production déterminée » ayant pour incidence de favoriser ou d’éliminer certaines entreprises ou produits.
Par conséquent, le pouvoir adjudicateur ne peut pas exiger l’utilisation d’un matériau déterminé sans ajout de la mention « ou équivalent », sauf dans les cas où l’utilisation d’un matériau découle inévitablement de l’objet du marché. La Cour ajoute que pour être inévitablement liée à l’objet d’un marché, l’exigence de recourir à une matériau spécifique doit découler d’une recherche esthétique, de la nécessité d’obtenir l’adéquation de l’ouvrage à son environnement ou encore du fait qu’un niveau d’exigence ou de performance ne peut être atteint que par des produits constitués de ce matériau.
Conclusions : marge de manœuvre restreinte des pouvoirs adjudicateurs
Lorsqu’ils formulent leurs exigences techniques pour un marché de travaux, les pouvoirs adjudicateurs ne peuvent donc pas préciser de quels matériaux les produits proposés par les soumissionnaires doivent être constitués sans ajouter la mention « ou équivalent », à moins que l’utilisation d’un matériau déterminé découle inévitablement de l’objet du marché, aucune alternative fondée sur une solution technique différente n’étant envisageable.
Ces précisions, qui semblent s’appliquer aux marchés de fournitures, restreignent donc la marge de manœuvre dont disposent les pouvoirs adjudicateurs dans la formulation des spécificités techniques de leurs marchés.
Pour plus d’informations sur le sujet, contactez Alexandre Paternostre ou Thomas Cambier