Droit de la fonction publique : les militaires peuvent-ils faire grève ?

Un militaire fait grève et fait valoir ses droits

Le 20 janvier 2024, la Ministre de la Défense du Gouvernement en affaires courantes, Madame DEDONDER, a octroyé une dispense de travail aux membres des forces armées souhaitant prendre part à la manifestation nationale prévue le 13 février 2025. À peine entré en fonction, le nouveau Ministre de la Défense, Monsieur FRANCKEN, a pris la décision d’annuler ou de retirer cette dispense. 

Ces décisions contradictoires posent deux questions :

  • Un Ministre de la Défense peut-il dispenser les militaires de travail afin qu’ils puissent participer collectivement à une manifestation ?
  • Une décision d’un Ministre qui octroie un avantage peut-elle ensuite être retirée?

C’est également l’occasion de faire le point sur le droit de grève dans la fonction publique.

Le droit de grève dans la fonction publique

Le droit de grève constitue un droit fondamental permettant aux travailleurs de cesser collectivement leurs activités pour défendre leurs intérêts professionnels.

La consécration tardive du droit de grève des fonctionnaires

Durant la majeure partie du 20ème siècle, le agents de la fonction publique ne bénéficiait pas de ce droit fondamental.  

Cette absence s’expliquait par l’incompatibilité du droit de grève avec le principe de continuité du service public. De plus, il se heurtait à l’ancien article 7, alinéa 3 du statut des agents de l’État du 2 octobre 1937 (statut Camu). Ce texte interdisait à tout agent de suspendre ses fonctions sans l’accord préalable de son supérieur hiérarchique.

La reconnaissance du droit de grève pour les fonctionnaires en Belgique trouve sa source dans des conventions de droit international.

Ainsi, l’article 11 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (“CEDH”) consacre la liberté de réunion et d’association, dont le droit de s’affilier à un syndicat pour la défense de ses intérêts. Même si cette disposition ne le consacre pas directement, la Cour européenne des droits de l’Homme a jugé que le droit de grève constituait un moyen d’assurer l’exercice de ces libertés (arrêt du 1 avril 2009, Enerji Yapi-Yol Sen c. Turquie, § 24).

Le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 19 décembre 1966, approuvée par une loi du 15 mai 1981 et la Charte sociale européenne du 18 octobre 1961, approuvée par une loi du 11 juillet 1990 consacrent expressément le droit de grève, sans distinction entre les employeurs du secteur privé et du secteur public.  

Le délai écoulé entre l’adoption de ces deux derniers instruments de droit international et leur approbation en droit belge illustrent les réticences du monde politique de l’époque à reconnaitre un tel droit aux agents de l’État. En outre, elles ne produisent pas d’effets directs en droit belge et supposaient donc l’adoption de textes spécifiques visant à en déterminer la portée.

Le droit de grève n’est pas absolu

Ces conventions internationales ne consacrent toutefois pas le droit de grève comme un droit absolu. Il peut faire l’objet de limitations, légalement déterminées, notamment pour les agents de la fonction publique. L’article 8 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels du 19 décembre 1966 précise ainsi que:

« Le présent article n’empêche pas de soumettre à des restrictions légales l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de la fonction publique ».

Pour être valable, les restrictions au droit de grève de certaines catégories de travailleurs doit être prévue par un texte légal. Il faut également que l’État qui impose de telles restrictions s’appuient sur des motifs suffisamment sérieux en vue de les justifier.

La situation actuelle du droit de grève dans la fonction publique

Encore aujourd’hui, il n’existe pas de réglementation qui précise, de manière transversale, les contours du droit de grève dans la Fonction publique. Pour déterminer les droits et obligations des agents des différentes entités publiques en matière de grève, il faut donc examiner les textes qui s’appliquent à chaque catégorie d’agents du secteur publique.

Retenons que la plupart des agents – statutaires et contractuels – se voit aujourd’hui reconnaitre un droit de grève étendu.

Ainsi, l’arrêté royal du 22 décembre 2000 « fixant les principes généraux du statut administratif et pécuniaire des agents (…) », applicable aux agents de l’État fédéral, des Communautés et des Régions, de la COCOF, de la COCOM, ainsi que des personnes morales de droit public qui en dépendent (abrogé pour la Région flamande) prévoit, en son article 18, que la participation de l’agent à une cessation concertée de travail ne peut avoir qu’une conséquence : la privation de son traitement.

Les agents relevant de ces différentes autorités ont donc le droit de faire grève sans restriction autre que de perdre leur rémunération pour les heures ou jours de grève.

Un droit de grève restreint pour certaines catégories de fonctionnaire

Certaines catégories d’agents publics ne bénéficient cependant pas d’un droit de grève aussi étendu.

Ainsi, en ce qui concerne les agents de la Fonction publique, certains textes de loi encadrent de manière restrictive, voire interdisent, l’exercice du droit de grève.

Le droit de grève encadré des agents de police

L’article 126 de la loi du 7 décembre 1998 « organisant un service de police intégré, structuré à deux niveaux » soumet l’exercice du droit de grève par les agents de la Police fédérale et de la Police locale à deux conditions :

  • L’annonce préalable de la grève par une organisation syndicale agréée ;
  • La discussion préalable avec l’autorité compétente à propos du point problématique.

Cette même disposition prévoit également que le Ministre de l’Intérieur peut, en concertation avec le Ministre de la Justice, ordonner aux fonctionnaires de la Police fédérale ou locale faisant ou souhaitant faire grève, de continuer ou de reprendre le travail pendant la période et pour les missions pour lesquelles leur engagement est nécessaire et qu’ils désignent.

Dans un arrêt du 20 mai 2000 (n°42/2000), la Cour constitutionnelle a jugé ces restrictions non discriminatoires et non disproportionnées, notamment au regard de la nécessité d’une grande disponibilité des fonctionnaires de police en vue de de garantir le respect des droits et des libertés d’autrui et de protéger l’ordre public (considérant B.7.5)

L’instauration d’un service « minimum » dans certains services publics

Dans certain cas, le législateur a estimé nécessaire d’instaurer un service minimum. De la sorte, il préserve le droit de grève des agents concernés, tout en garantissant la continuité – au ralenti – du service public.

Un service adapté dans les transports

Par une loi du 29 novembre 2017 « visant à assurer la continuité du service ferroviaire en cas de grève », le législateur a imposé un service de transport adapté en cas de grève du rail. Le législateur justifie l’instauration de ce service de transport adapté par la volonté de garantir le droit à la mobilité des citoyens et la continuité du service public. Selon lui, cette loi ne porte pas atteinte au droit de grève.

Afin de mettre en œuvre ce service adapté, les Comités de direction d’Infrabel et de la SNCB doivent, après concertation avec les syndicats, déterminer les catégories professionnelles opérationnelles qu’ils considèrent comme essentielles pour fournir une offre de transport adaptée aux usagers en cas de grève. Ils déterminent également les plans de transport pour lesquels une offre de transport adaptée peut être fournie.

Les membres du personnel indispensables à la mise en place de cette offre de transport doivent, sauf motif valable, signaler leur participation ou non à la grève au plus tard 72 heures avant son début. Pour organiser le service adapté, Infrabel et la SNCB font appel aux membres du personnel qui ne participent pas à la grève.

Toutefois, si le nombre d’agents disponibles s’avère insuffisant, elles ne disposent pas du droit de réquisitionner des agents. Dans ce cas, il n’y aura donc pas d’offre de transport adaptée.

Dans un arrêt du 14 mai 2020 (n°67/2020), la Cour constitutionnelle estime que le mécanisme instauré par cette loi ne constitue pas un vrai service minimum. En effet, il ne garantit pas une offre de transport minimale en cas de grève. Sous deux réserves, elle valide l’ingérence dans l’exercice de la liberté syndicale et du droit de négociation collective dans la mesure où elle découle d’une loi et qu’elle est suffisamment claire et précise.

Un service minimum dans les prisons

De même, dans une loi du 23 mai 2019 « concernant l’organisation des services pénitentiaires et le statut du personnel pénitentiaire », le législateur a instauré un mécanisme de « service minimum » en cas de grève dans un établissement pénitentiaire.

Conformément aux articles 18 et suivants de cette loi, les agents qui envisagent de faire grève doivent déposer 72 heures à l’avance un préavis en vue d’informer le chef d’établissement. Ce dernier prend alors les mesures afin d’assurer un service minimum durant la grève. Ce service minimum vise à garantir que chaque détenu reçoive ses repas et les soins nécessaires conforment aux normes prévues, qu’il ait la possibilité d’un accès d’une heure minimum à l’air libre et d’un contact avec ses proches, qu’il soit en mesure d’exercer ses droits de la défense, notamment de recevoir la visite de son avocat ou d’un agent consulaire.

Pour ce faire, le chef d’établissement dresse une liste des agents qui ont fait part de leur intention de ne pas participer à la grève. Dans l’hypothèse où le nombre de membres du personnel qui ne participent pas à la grève s’avère insuffisant pour garantir le service minimum, il en informe les syndicats afin de remédier à cette situation. En l’absence de solution, le Gouverneur de la Province concernée (ou le Ministre Président de la Région de Bruxelles-Capitale) se concerte avec les syndicats sur les dispositifs à mettre en œuvre pour arriver au taux de présence requis. Au besoin, il peut donner ordre aux membres du personnel de se rendre sur leur lieu de travail pour y effectuer les prestations.

A l’occasion d’un arrêt du 23 mars 2019 (n°107/2019), la Cour constitutionnelle a jugé que, sous certaines réserves, le régime instauré par cette loi n’entraîne pas des effets disproportionnés pour le personnel pénitentiaire.

Une interdiction pure et simple de grève pour les militaires

La situation des militaires est la plus restrictive. En effet, toute forme de grève leur est interdite.  Cette interdiction déjà prévue par l’article de la loi du 14 janvier 1975 a été confirmée par l’article 175 de la loi du 28 février 2007 « fixant le statut des militaires et candidats militaires du cadre actif des forces armées ».

Dans les travaux préparatoires, le Gouvernement justifie cette restriction par le fait que l’opérationnalité des forces armées ainsi que la capacité d’exercer des missions qui leur ont été confiées doivent être préservées. Il considère qu’il s’agit de devoirs constituant la spécificité de l’emploi militaire. Il précise également que les militaires peuvent exercer ou faire valoir leurs droits par le biais de leurs organisations syndicales conformément à la loi du 11 juillet 1978 « organisant les relations entre les autorités publiques et les syndicats du personnel militaire ».

On peut se demander si une telle différence de traitement instaurée par cette loi est toujours actuelle, non discriminatoire et proportionnée ?

A notre connaissance, la disposition qui interdit aux militaires de faire grève n’a pas fait l’objet d’un recours en annulation ou d’une question à la Cour constitutionnelle. Elle n’a donc pas fait l’objet d’un constat exprès de constitutionnalité. En cas de question posée à la Cour constitutionnelle à ce propos, on peut s’interroger sur le sens qu’aurait sa réponse, sachant qu’à l’occasion d’un arrêt Humpert et a. du 14 décembre 2023, la Cour européenne des droits de l’Homme a validé l’interdiction absolue de faire grève imposée aux enseignants allemands engagés sous statut en raison de l’importance d’assurer la continuité de leur mission.

Régularité d’une dispense de services en vue de participer à une manifestation

On peut se demander si une dispense de services accordée, de manière large, à tout ou partie des militaires en vue de leur permettre de participer à une manifestation nationale ne constituerait pas une décision de nature à contourner l’interdiction stricte qu’ils ont de participer à un mouvement collectif de cessation du travail ?

Si tel est le cas, la décision prise par la Ministre DEDONDER contreviendrait à l’article 175 de la loi du 28 février 2007 « fixant le statut des militaires et candidats militaires du cadre actif des forces armées ». Elle serait donc illégale.

L’on peut par ailleurs se demander si cette décision pouvait être prise par un Ministre qui fait partie d’un Gouvernement en affaires courantes ?

En effet, en période d’affaires courantes, le Gouvernement dispose de compétences limitées. Il ne peut adopter des décisions que si elles relèvent de la gestion journalière, de l’urgence ou qu’elles constituent la continuation d’un processus décisionnel entamé avant la dissolution des chambres. En d’autres termes, hors cas d’urgence, le Gouvernement en affaires courantes ne peut prendre des décisions qui impliquent un choix politique nécessitant qu’il soit couvert par le Parlement.

Or, en l’espèce, la seule polémique résultant de la décision prise par l’ancienne ministre de la Défense laisse penser qu’il s’agit d’une décision de nature politique. Il parait également difficile de soutenir que la décision adoptée le 20 janvier 2025 à propos d’une manifestation prévue le 13 février présentait une quelconque urgence justifiant son adoption quelques jours avant la possible émergence d’un nouveau gouvernement.

Le nouveau Ministre de la Défense pouvait-il retirer cette décision ?

Une autorité administrative (et donc un Gouvernement ou un Ministre) peut retirer une décision qu’elle a adoptée et qui a créé des droits dans le chef de ses destinataires dans les limites de la théorie du retrait d’acte administratif (voir notre article sur le sujet).

Pour ce faire, il faut que deux conditions soient réunies :

  • Le retrait doit intervenir dans le délai de recours en annulation contre cette décision devant le Conseil d’État (60 jours) ou durant toute la durée de la procédure de recours ;
  • Une illégalité doit affecter l’acte dont l’autorité envisage le retrait. 

La décision de retrait d’acte constitue elle-même un acte administratif de nature à causer grief à son destinataire – le bénéficiaire de la première décision -. Si elle constitue un acte administratif à portée individuelle ou collective, son auteur devra donc la motiver conformément aux articles 2 et 3 de la loi du 29 juillet 1991 « relative à la motivation formelle des actes administratifs ».

Ces derniers imposent à l’autorité d’indiquer dans l’acte administratif, les motifs de fait et de droit qui le fondent. Ces indications doivent permettre à son destinataire de comprendre les raisons qui l’ont conduit à se prononcer dans ce sens. Ces explications doivent également lui permettre d’apprécier l’opportunité d’introduire un recours au Conseil d’État contre la décision.

En outre, pour assurer l’effectivité de ce droit au recours, l’auteur de l’acte devra y mentionner les modalités de recours (juridiction, délai, etc.).

Conclusions : les militaires ne peuvent pas faire grève

En résumé, la situation des militaires se différencie de celle des autres agents de la fonction publique puisque dans l’état actuel des textes, ils ont interdiction absolue de faire grève. En adoptant une décision qui octroie une dispense de travail, de manière large, aux militaires, de surcroit en période d’affaires courantes, la Ministre de la Défense pourrait avoir méconnu cette interdiction.

Pour toute question sur le droit de grève des fonctionnaires ou sur la fonction publique en générale, n’hésitez pas à contacter Alexandre Paternostre ou Thomas Cambier

Accès à la justice : vers une digitalisation inclusive ?

Le Père Noël, vêtu de son costume et de son chapeau rouges emblématiques, est assis sur un canapé blanc et tape sur un ordinateur portable. À proximité, un sapin de Noël givré orné de décorations et de boîtes-cadeaux argentées ajoute de la gaieté à cette élégante pièce. C'est comme s'il veillait à ce que le souhait de chaque enfant soit exaucé en cette période de fêtes.

La numérisation croissante de la justice et le risque de fracture numérique

Selon des études récentes, près de 40 % de la population belge se trouve en situation de vulnérabilité numérique. Pourtant, les démarches administratives et judiciaires se digitalisent rapidement et la justice ne fait pas exception. Si certains avocats saluent l’efficacité de cette transformation, d’autres s’inquiètent de l’impact de l’informatisation sur le droit d’accès au juge, en particulier pour les personnes mal équipées sur le plan numérique.

Les plateformes de dépôt électronique pour les avocats et les justiciables

Dans le système judiciaire belge, plusieurs plateformes facilitent le dépôt électronique des écrits de procédure. Le système gratuit « edeposit » permet aux avocats et justiciables de soumettre leurs documents en ligne. À cela s’ajoute « DPA« , une plateforme payante. Initialement, cette plateforme était obligatoire pour les avocats, avant que le Conseil d’État n’annule cette obligation en décembre 2019, offrant désormais aux avocats le choix entre les deux options.

Digitalisation obligatoire des recours au Conseil d’État : une controverse

Pour les recours administratifs devant le Conseil d’État, la plateforme eproadmin était autrefois optionnelle pour tous les types de procédures. Suite à la dernière réforme du Conseil d’État, à partir du 1er janvier 2025, le dépôt électronique de requêtes en suspension et des demandes de mesures provisoires deviendra cependant obligatoire lorsque la partie requérante est représentée par un avocat ou qu’elle est une autorité administrative.

Ce changement suscite des interrogations quant à son impact sur l’accès à la justice. Pour cette raison, plusieurs avocats ont contesté cette mesure devant la Cour constitutionnelle.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle : une validation nuancée

Dans son arrêt du 7 novembre 2024 , la Cour constitutionnelle a jugé que l’obligation d’utiliser eproadmin constitue désormais une formalité substantielle, dont la non-application entraîne le rejet du recours. La Cour a estimé que cette mesure, facilitant l’accès rapide aux pièces des procédures en suspension, était proportionnée aux objectifs poursuivis. Elle a également rejeté les craintes des avocats selon lesquelles la mesure les priverait de cette voie de recours lorsqu’ils exercent leur activité dans des zones géographiques à faible connectivité. En effet, elle considère qu’en tant que professionnels, les avocats disposent en principe des outils nécessaires.
 

Conclusion : une numérisation qui doit rester accessible

Bien que la digitalisation des procédures facilite le travail de nombreux avocats, son caractère obligatoire pourrait poser problème s’il s’étendait aux justiciables. Le droit d’accès au juge étant fondamental, il importe que les outils numériques soient une option et non une contrainte pour tous.

À noter que la Cour constitutionnelle adopte également le dépôt électronique pour ses propres procédures, dans le cadre d’un arrêté royal de septembre 2024, qui devrait entrer en vigueur d’ici octobre 2025.

Si vous posez des questions sur les recours à la Cour constitutionnelle ou au Conseil d’État, n’hésitez pas à nous contacter.

Le Gouvernement est en affaires courantes. Limites et conséquences

Un homme court sur un paysage enneigé sous un ciel bleu clair, concentré comme s'il parcourait les affaires courantes de la vie. Il porte un bonnet vert, une veste marron, des leggings noirs et des chaussures jaunes. Son ombre s'étend sur la neige, avec des empreintes de pas derrière lui. Des arbres sont visibles au loin.

L’arrêt n°259.078 du Conseil d’État rendu le 8 mars 2024 tombe à pic. Il met en lumière les restrictions imposées au Gouvernement pendant les périodes dites « d’affaires courantes ».

Un gouvernement qui a présenté sa démission « ne dispose plus de la plénitude de ses attributions« . Il ne peut plus exercer d’activité que ce soit en tant qu’organe exécutif ou en tant que membre du Pouvoir législatif. Il peut uniquement expédier les « affaires courantes« .

C’est quoi une affaire courante ?

Par affaires courantes, il faut entendre (1) les affaires relevant de la gestion journalière, (2) les affaires constituant la poursuite normale d’une procédure régulièrement engagée avant la dissolution du Parlement et la démission du Gouvernement et (3) les affaires urgentes.

Il n’y a pas de règle écrite qui limite les attributions du Gouvernement fédéral durant la période d’affaires courantes. En effet, le Conseil d’État constate qu’elle ne ressort ni de la Constitution ni d’aucune autre disposition légale. Il s’agit d’une coutume constitutionnelle liée aux principes de la continuité du service public et de la responsabilité ministérielle dans un système parlementaire.

Cette règle relève de l’ordre public puisqu’elle concerne la compétence du Gouvernement. Par conséquent, si une décision prise par le Gouvernement démissionnaire n’entre pas dans le champ d’application des affaires courantes, elle est illégale.

L’arrêté attaqué entre-t-il dans le champ d’application des affaires courantes ?

Le recours en annulation concerne l’arrêté royal du 20 septembre 2020 « relatif à la permanence médicale par les médecins généralistes et à l’agrément de coopération fonctionnelle ». Le Gouvernement l’a adopté durant la longue période d’affaires courantes qui a suivi la présentation de sa démission au Roi, le 21 décembre 2018.

Selon l’association de médecins généralistes qui sollicitait l’annulation de cet arrêté, cet arrêté dépasse la notion d’affaires courantes.

Le Gouvernement belge prétendait que cet arrêté constituerait la continuation d’une procédure engagée avant la dissolution du Parlement.

La poursuite d’une procédure entamée avant la dissolution du Parlement

Selon le Conseil d’État, pour qu’un acte posé par le Gouvernement constitue la poursuite d’une procédure entamée avant sa démission et la dissolution du Parlement, il faut cumuler trois conditions :

  • L’engagement de la procédure donnant lieu à la décision concernée bien avant la période critique ;
  • Que cette procédure se règle sans précipitation ;
  • La résolution des questions politiques qui ont pu se poser avant la période critique. 

Ne relèvent donc pas de cette catégorie, les affaires dont le traitement donne lieu à des choix politiques importants. Il s’agit de celles :

« qui impliquent des options dont l’importance sur le plan de la politique générale est par essence telle que ces affaires ne pourraient être décidées que par un gouvernement qui a l’appui du parlement et qui risque de perdre cet appui en raison de la décision qu’il a prise »

C.E., arrêt n°259.078

L’arrêté attaqué contient des choix politiques

Le Conseil d’État relève que l’arrêté attaqué contient des choix politiques à propos des conditions applicables aux coopérations fonctionnelles des médecins généralistes que la loi charge d’assurer la permanence médicale. Il s’agit de choix importants dans la mesure où ils ont une incidence :

  • sur la manière dont les Communautés pourront exercer leurs compétences normatives en matière d’organisation de la médecine de première ligne (notamment les cercles de médecins généralistes) ;
  • les modalités applicables aux médecins généralistes dans le cadre de leurs obligations en matière de permanences médicales.

…posés après la démission du Gouvernement

L’État belge soutient que plusieurs documents montreraient que le Gouvernement a posé ces choix politiques avant de démissionner. Il invoque l’accord du Gouvernement conclu en 2014, un audit des postes de garde, une note conceptuelle du 15 décembre 2017, l’accord médico-mutualiste 2018-2019, les procès-verbaux de la plateforme d’accompagnement, etc.

Le Conseil d’État procède à l’examen de chacun de ces documents.

Ainsi, il juge que l’accord de gouvernement porte la volonté politique de réformer les services de garde de la médecine générale. Mais ne contient aucune option politique précise à ce sujet.

L’accord médico-mutualiste constitue un accord entre les mutuelles et les médecins à propos du financement des soins de santé. Cet accord ne vise donc pas à établir un cadre réglementaire pour la permanence des soins médicaux. De plus, cet accord mentionne un cadre légal futur à adopter après consultation de certains organes. Il présente également des options différentes de celles retenues dans l’acte attaqué.

A propos d’autres documents, le Conseil d’État relève qu’il s’agit de documents préparatoires, de nature administrative. Or, de tels documents d’orientation ou avis ne peuvent pas poser de choix politiques. D’ailleurs, certains d’entre eux contiennent des options différentes de celles qui ont finalement été retenues.

Le Conseil d’État souligne que:

« La réflexion menée à un niveau administratif sur l’élaboration d’un texte et l’identification des options privilégiées à ce niveau ne peuvent suffire à considérer que les questions politiques ont été résolues. De manière générale, l’exigence d’un choix politique ne peut être constaté que lorsque l’autorité politique soumise au contrôle du Parlement a, d’une manière ou d’une autre, elle-même clarifié sa position, par exemple en transmettant officiellement un arrêté en projet à une autorité ou à un organe consultatif pour l’examiner ».

Incompétence = annulation

Le Conseil d’État estime donc que le Gouvernement n’a pas arrêté les options contenues dans l’arrêté attaqué avant sa démission. Il en conclut à l’incompétence du Gouvernement et procède à l’annulation de l’arrêté royal en cause.

Pour toute question à propos d’un acte adopté en période d’affaires courantes, vous pouvez contacter Alexandre Paternostre,ou Thomas Cambier

Réfection d’un acte annulé : retour à la case départ ?

Un jeu de société dynamique avec un parcours en spirale qui présente diverses cases illustrées représentant des animaux, des personnes et des objets. Au centre, les règles du Jeu de l'oie sont écrites en français, à côté d'une illustration d'oie proéminente. Cette réfection d'un classique invite les joueurs à s'immerger dans son charme fantaisiste.

La portée de l’ annulation et la réfection

L’arrêt du Conseil d’État revêt une autorité absolue de chose jugée. Lorsque le Conseil d’État annule un acte administratif, celui-ci n’existe plus.

Suite à l’annulation d’une de ses décisions, une autorité administrative ne peut donc pas se contenter de la reprendre telle qu’elle.

Elle doit nécessairement tirer les conséquences de l’arrêt intervenu et, plus précisément, des motifs retenus par le Conseil d’État pour juger l’acte illégal. L’opération par laquelle l’administration remplace un acte administratif annulé par un autre acte purgé du vice qui a justifié son annulation se nomme la réfection.  

  • La réfection de l’acte est parfois impossible car l’administration se trouve dans l’impossibilité matérielle ou juridique de reprendre un acte. Ainsi, en cas d’annulation en raison du dépassement du délai imparti pour prendre la décision, l’administration ne pourra plus jamais statuer.
  • La réfection est dite facultative lorsque l’autorité n’a aucune obligation de statuer. Par exemple, si l’administration procède à une promotion qui n’avait rien d’obligatoire et voit sa décision annulée, elle peut très bien renoncer à son projet initial et ne pas refaire l’acte annulé.
  • La réfection est qualifiée d’obligatoire lorsque l’administration est tenue d’y procéder. Il en va par exemple ainsi lorsque le Conseil d’État annule la décision d’une administration statuant dans le cadre d’un recours organisé.

L’autorité ne doit pas nécessairement reprendre la procédure au début

Dans bien des cas, l’adoption de l’acte annulé découle d’une procédure en plusieurs étapes, impliquant la consultation du public ou de plusieurs instances d’avis.

La question se pose alors de savoir à quel stade l’administration peut reprendre la procédure pour refaire l’acte.

L’arrêt d’annulation du Conseil d’État opère ab initio, c’est-à-dire que, non seulement l’acte n’existe plus, mais il est même censé n’avoir jamais existé : l’effet rétroactif d’un arrêt d’annulation rétablit la situation existante à la veille de l’acte annulé.

Par conséquent, l’administration a le choix. Elle peut reprendre la procédure au stade de l’illégalité relevée par le Conseil d’État et la corriger. Elle peut aussi décider de la reprendre à un stade encore antérieur ou même de la recommencer ab initio (C.E., n°231.854 du 3 juillet 2015).

Si l’administration décide de reprendre la procédure au stade qui précède l’illégalité censurée, elle prend le risque de voir d’autres illégalités affectant le stade antérieur de la procédure soulevées en cas recours contre sa nouvelle décision (par exemple: C.E., n°167.662 du 9 février 2007).

La réfection en cas d’annulation d’un rapport ou avis devenu décision suite à l’absence de réaction de l’autorité compétente 

En matière urbanistique et environnementale, il n’est pas rare que l’avis / le rapport d’une instance à l’origine consultative se transforme en décision lorsque l’autorité compétente ne se prononce pas dans un délai commençant à courir à dater de la réception de l’avis / du rapport.

Ainsi, en Région de Bruxelles-Capitale, l’avis du Collège d’urbanisme vaut décision en l’absence de décision du Gouvernement sur la demande de permis d’urbanisme (art. 188/3, alinéa 3, du CoBAT).

En Région wallonne, le rapport de synthèse des Fonctionnaires technique et délégué vaut décision en l’absence de décision ministérielle sur la demande de permis unique (article 95, §8, du Décret relatif au permis d’environnement).

Dans un tel cas de figure, l’avis/ rapport constitue l’acte administratif pouvant, le cas échéant, faire l’objet d’un recours devant le Conseil d’État.

À l’occasion de son arrêt n°253.313 du 23 mars 2022, le Conseil d’État nous éclaire sur les conséquences qui résultent de l’annulation d’un tel avis / rapport devenu décision.

Les éléments soumis au Conseil d’État

Dans le cadre de recours introduits contre la délivrance d’un permis unique pour la construction et l’exploitation d’une porcherie, les Fonctionnaires technique et délégué compétents sur recours remettent un rapport de synthèse favorable, proposant au Ministre de délivrer le permis sollicité. À défaut de décision du Ministre dans le délai légal, ce rapport de synthèse se transforme, de plein droit, en décision. Les requérants poursuivent et obtiennent l’annulation de ce rapport de synthèse valant décision.

Suite à cette annulation, plutôt que de rédiger un nouveau rapport de synthèse et de le transmettre au Ministre, les Fonctionnaires technique et délégué prennent immédiatement un nouveau rapport de synthèse valant décision, court-circuitant ainsi la compétence décisionnelle du Ministre.

Selon le Conseil d’État :

« Dès lors que l’arrêt précité a fait disparaître le rapport de synthèse sur recours à la date où il a été établi, soit avant la date à laquelle il s’est transformé en décision par l’effet du décret, il appartenait aux fonctionnaires technique et délégué d’instruire le recours en rédigeant un nouveau rapport de synthèse sur recours et de l’envoyer au ministre conformément à la procédure établie par l’article 95, § 3, du décret du 11 mars 1999, et non de prendre une décision à la place de l’autorité de recours».

Ce qu’il faut retenir

Le Conseil d’État juge que nécessaire de reprendre la procédure d’instruction au stade où l’irrégularité retenue, soit en l’espèce au moment où l’avis /du rapport.

Ce faisant, le Conseil d’Etat rappelle implicitement le rôle d’une instance d’avis / de rapport. Si l’avis ou le rapport peut se muer en décision par l’abstention de l’autorité compétente, seule cette dernière dispose d’un pouvoir décisionnel. L’instance d’avis ne peut donc pas s’arroger un pouvoir de décision en reprenant la procédure là on son avis avait déjà valeur de décision et ainsi donner immédiatement à son avis, expurgé du vice retenu par le Conseil d’État, la portée d’une décision. Elle doit soumettre son nouvel avis à l’autorité compétente, qui disposera à nouveau du délai légalement prévu pour se prononcer.

Pour toute question en rapport avec le Conseil d’État ou en matière d’urbanisme, vous pouvez prendre contact avec Fabien Hans ou Alexandre Paternostre.

Le bon timing pour agir en suspension contre un permis d’urbanisme

Plusieurs horloges analogiques blanches affichant des heures différentes sont disposées en diagonale sur un fond jaune vif, rappelant la précision organisée observée dans le permis d'urbanisme. Les horloges varient légèrement en taille et forment des rangées soignées, créant un motif structuré sur l'image.

Nécessité d’agir également en annulation du permis d’urbanisme

Depuis la réforme du Conseil d’État par la loi du 20 janvier 2014 portant réforme de la compétence, de la procédure et de l’organisation du Conseil d’État, il n’est plus possible d’introduire une requête en suspension ordinaire contre un acte administratif (tel un permis d’urbanisme) préalablement à l’introduction d’une requête en annulation.

La requête en suspension sera dès lors :

  • soit introduite en même temps que la requête en annulation si l’urgence le commande
  • soit postérieurement si la condition de l’urgence n’était pas rencontrée au moment du dépôt de la requête en annulation mais qu’elle le devient suite à la survenance d’un évènement nouveau.

L’importance du timing pour agir en suspension du permis d’urbanisme

Choisir le bon timing pour agir en suspension devant le Conseil d’État contre un permis d’urbanisme, voire pour décider d’introduire une suspension d’extrême urgence contre ce dernier, n’est pas chose aisée.

Deux arrêts rendus par le Conseil d’État du 23 février 2022 donnent quelques indications à ce sujet.

Dans l’arrêt n°253.078, le Conseil d’État rappelle que :

Selon l’article 17, § 1er, des lois coordonnées sur le Conseil d’État, la suspension de l’exécution d’une décision administrative suppose notamment une urgence incompatible avec le délai de traitement de l’affaire en annulation.

L’urgence ne peut cependant résulter de la seule circonstance qu’une décision au fond interviendra dans un avenir plus ou moins lointain. Une certaine durée est en effet inhérente à la procédure en annulation et à l’exercice concret et complet des droits des parties. Elle ne peut être reconnue que lorsque le requérant établit que la mise en œuvre ou l’exécution de l’acte ou du règlement attaqué présente des inconvénients d’une suffisante gravité, telle que, s’il faut attendre l’issue de la procédure en annulation, il risque de se trouver « dans une situation aux conséquences dommageables irréversibles » (Doc. parl. Sénat, session 2012-2013, n°5-2277/1, p. 13) ».

Dans l’arrêt n°253.079, le Conseil d’État précise que:

Seuls les éléments emportant des conséquences d’une gravité suffisante sur la situation personnelle de la partie requérante sont susceptibles d’être pris en compte.

Il juge également que la condition de l’urgence présente deux aspects :

  • une immédiateté suffisante
  • et une gravité suffisante.

La loi n’exige pas l’irréversibilité de l’atteinte (contra C.E. n°251.210 du 6 juillet 2021), mais permet que la suspension évite de sérieuses difficultés de rétablissement de la situation antérieure.

Selon le Conseil d’État, c’est notamment le cas dans l’hypothèse où un permis serait annulé après la construction de l’immeuble ou d’une partie de celui-ci (arrêt n°253.078).

Déterminer le moment pour agir en suspension contre un permis d’urbanisme

Lorsqu’un riverain entend empêcher la mise en œuvre d’un permis d’urbanisme et souhaite dès lors obtenir la suspension de ses effets par le Conseil d’État, il lui est conseillé d’écrire au bénéficiaire du permis afin de lui demander s’il entend ou non mettre son permis en œuvre à brève échéance.

Le Conseil d’Etat estime en effet qu’« il appartient au requérant de vérifier de manière proactive si et quand le permis d’urbanisme dont il demande l’annulation risque d’être mis en œuvre », étant entendu que sous réserve des cas de suspension expressément prévus par la loi, « un tel permis est exécutoire dès sa délivrance » (arrêt n°235.160 du 3 mars 2022).

Dans les deux affaires soumises au Conseil d’État, le conseil du bénéficiaire du permis a adressé un courrier au requérant ou à son conseil.

Si les travaux ne sont pas prévus à brève échéance

Dans la première affaire (n°253.078), le conseil du bénéficiaire du permis d’urbanisme a fait savoir qu’aucune décision n’a été prise quant à la prise de cours du chantier et qu’il est possible qu’il débute avant l’aboutissement d’une procédure en annulation mais que ce ne sera pas avant plus d’un an et demi, voire davantage.

Dans ce contexte, le Conseil d’État juge qu’« étant donné que le début des travaux n’aura pas lieu avant de nombreux mois, il n’est pas établi à suffisance que le traitement de l’affaire en annulation ne puisse suffire à éviter les atteintes aux intérêts mis en avant par les requérants ».

En l’absence d’immédiateté suffisante des inconvénients dénoncés par la partie requérante, le Conseil d’État juge que la condition de l’urgence en référé n’est pas établie.

Si les travaux sont prévus à plus brève échéance

Dans le deuxième cas (n°253.079), le conseil du bénéficiaire du permis d’urbanisme a précisé dans un courrier du 30 août 2021 que ce dernier entendait commencer les travaux « « dans un délai de trois à quatre mois », à savoir aux environs des mois de décembre 2021 ou janvier 2022 ».

Face à une telle échéance (quatre à six mois), le Conseil d’État juge qu’il « est plausible qu’un éventuel arrêt d’annulation ne pourra intervenir dans un délai utile pour prévenir les inconvénients allégués, qualifiés de graves ».

Il admet dès lors l’urgence.

En résumé, lorsque la mise en œuvre d’un chantier est annoncée a échéance plus ou moins rapprochée (six mois ou moins dans l’exemple cité), il est opportun d’agir en suspension.

Si elle n’est pas annoncée ou qu’elle l’est mais à plus long terme (plus d’un an et demi dans l’exemple cité), l’urgence risque de ne pas être retenue. Il est alors conseillé d’agir dans un premier temps en annulation et, dans un deuxième temps, d’introduire une requête en suspension ou en suspension d’extrême urgence lorsque le requérant aura acquis la certitude que le permis sera mis en œuvre prochainement (avis d’affichage, arrivée d’engins de chantier, début de travaux, …).

En cas d’extrême urgence, la diligence s’impose mais ne suffit pas !

S’il entend agir par le biais de la procédure de suspension d’extrême urgence à l’encontre du permis litigieux, le requérant doit également réunir deux conditions :

  • l’imminence de l’atteinte aux intérêts du requérant qui serait causée par l’exécution immédiate du permis et qui ne pourrait dès lors pas attendre la fin de la procédure en suspension ordinaire
  • et la diligence du requérant à prévenir cette atteinte et donc à saisir le Conseil d’État (C.E. n°251.210 du 6 juillet 2021).

Agir sans attendre

Par conséquent, dès qu’il a connaissance d’un élément ne laissant pas de doute quant à l’imminence du début des travaux, le requérant doit agir sans attendre, le Conseil d’État estimant par exemple que cette condition n’est pas remplie lorsque la requête en extrême urgence est introduite plus de deux semaines près l’affichage du début imminent des travaux (C.E. n°251.210 du 6 juillet 2021).

Avoir fait preuve de proactivité pour s’informer

Lorsque la requête en suspension d’extrême urgence suit une requête en annulation, le requérant doit par ailleurs avoir fait preuve de la proactivité nécessaire « pour s’assurer de se prémunir, en temps utile, des dommages qu’elle craint de subir du fait de l’exécution de l’acte attaqué » (arrêt n°253.445  du 1er avril 2022).

Dans l’hypothèse où un recours en annulation a déjà été introduit contre un permis, le Conseil d’État estime que pour répondre à une telle condition, il ne suffit pas d’introduire une requête en suspension d’extrême urgence dans les dix jours de la communication, par la bénéficiaire du permis, de son intention de commencer les travaux quinze jours plus tard.

Dans une telle hypothèse, le requérant doit également être en mesure de démontrer qu’on a entrepris des démarches antérieurement pour connaître les intentions du bénéficiaire du permis quant à sa mise en œuvre du permis.

Le Conseil d’État estime qu’une telle condition n’est pas remplie si la partie requérante a pris contact avec le bénéficiaire du permis concomitamment à l’introduction de sa requête en annulation (19 juillet 2021) mais est « ensuite restée inactive durant plus de sept mois et a attendu d’être informée d’une mise en œuvre imminente par la partie adverse pour introduire la demande de suspension de l’exécution de l’acte attaqué, selon la procédure d’extrême urgence » (arrêt n°253.445  du 1er avril 2022)..

En d’autres termes, agir en suspension ou en suspension d’extrême urgence contre un permis d’urbanisme exige de la partie requérante qu’elle s’informe régulièrement de l’évolution du calendrier du bénéficiaire du permis.

En l’absence de réponse ou quand la réponse ne donne pas l’assurance d’une mise en œuvre à plus ou moyen terme permettant, le cas échéant, l’introduction d’une demande en suspension, le requérant doit réitérer à intervalles réguliers ses démarches vis-à-vis du bénéficiaire du permis afin de se garantir d’agir utilement en extrême urgence si ce dernier se décide soudain d’exécuter son permis à brève échéance.

Les pièges de procédures sont donc nombreux ! Pour toute question relative aux recours en matière de permis d’urbanisme, vous pouvez prendre contact avec Alexandre Patenostre ou Fabien Hans.

La portée des avis et l’impartialité des organes consultatifs

Une personne en chemise bleue rédige méticuleusement une lettre à la table à l'aide d'un élégant stylo Avis noir et or. L'attention est portée sur sa main et le stylo, tandis que l'arrière-plan se brouille doucement pour devenir obscur.

De « simples avis »

Dans son arrêt n°251.336 du 3 août 2021, le Conseil d’Etat rappelle la portée des avis rendus par les organes qui peuvent ou doivent être consultés au cours d’une procédure administrative comme par exemple lors de l’instruction d’un permis d’urbanisme.

Ainsi, sauf les cas où l’avis sollicité est dit « conforme » (c’est-à-dire un avis qui doit obligatoirement être suivi), l’autorité administrative qui prend la décision n’a pas l’obligation de se conformer aux avis recueillis au cours de la procédure administrative.

Si elle décide de s’en écarter, elle doit préciser, dans sa décision, « les motifs circonstanciés de nature à justifier raisonnablement son appréciation en opportunité et expliquant pourquoi elle s’écarte de ces avis ». A défaut, il pourrait lui être reproché de se rendre coupable d’une erreur manifeste d’appréciation, c’est-à-dire une erreur à ce point flagrante qu’une autre autorité administrative, placée dans la même situation, ne l’aurait pas commise (C.E., 11 mars 2021, n°250.089) ou qu’elle est incompréhensible pour tout observateur averti (C.E., 22 juin 2021, n°251.022).

Les avis sont donc là pour éclairer les autorités administratives et non pour la lier. Toutefois, si elle s’en écarte, elle doit alors expressément expliquer pourquoi.

L’impartialité ou l’apparence d’impartialité d’un organe d’avis

Les avis rendus par les instances consultées en cours de procédure administrative sont susceptibles d’influencer la décision qui sera finalement adoptée par l’autorité administrative.

Il est donc important qu’ils soient rendus par un organe dont l’impartialité ne fait pas de doute.

En effet, « le principe général d’impartialité doit être appliqué à tout organe de l’administration active et ce, même s’il ne s’agit que d’un organe consultatif chargé d’éclairer l’autorité compétente par un simple avis ou une proposition de décision » (C.E., 3 août 2021, n°251.336).

Remettre en cause l’impartialité d’un organe d’avis ?

Pour le Conseil d’Etat, « il suffit qu’une apparence de partialité ait pu susciter chez le citoyen concerné un doute légitime quant à l’aptitude à aborder sa cause en toute impartialité » (C.E., 3 août 2021, n°251.336).

Si cette affirmation est très large, le Conseil d’Etat la nuance aussitôt en précisant que «ce principe ne s’applique que dans la mesure où il se concilie avec la nature spécifique, et notamment avec la structure de l’administration active ».

Ainsi, l’impartialité d’un organe collégial sera nécessairement plus difficile à remettre en cause que celle d’un organe unipersonnel dont le représentant serait en conflit d’intérêt.

Selon le Conseil d’Etat, on ne peut mettre en cause l’impartialité d’une instance collégiale que si l’on rencontre deux conditions cumulatives :

« D’une part, des faits précis qui font planer des soupçons de partialité sur un ou plusieurs membres de ce collège peuvent être légalement constatés et que, d’autre part, il ressort des circonstances que la partialité de ce ou de ces membres a pu influencer l’ensemble du collège » (C.E., 3 août 2021, n°251.336).

Apparence d’impartialité: un exemple concret

Dans l’affaire qui a donné lieu à son arrêt n°251.336 du 3 août 2021, les parties requérantes dénonçaient le manque d’impartialité de la Commission consultative d’aménagement du territoire et de mobilité  (ci-dessous « CCATM ») en raison de la situation de conflit d’intérêt d’un de ses membres. En effet, elles relevaient que ce dernier avait été associé à l’élaboration du projet à l’instruction, en sa qualité d’architecte paysager.

Le Conseil d’Etat relève que les éléments du dossier ne permettent pas de démontrer que l’intéressé se serait abstenu lors du vote de la CCATM et, encore moins, qu’il aurait quitté la séance lors de ce vote.

Au contraire, il est établi que cette personne s’est intéressée au projet et a participé aux débats de la Commission sans que le procès-verbal de séance ne permette de déterminer son degré de participation aux discussions ayant précédé le vote.

Le Conseil d’Etat juge dès lors que « sa présence en qualité de membre de la commission consultative, alors qu’il est également intéressé au projet est de nature à faire planer un doute sur l’impartialité qui est attendue de la CCATM ».

Dans la mesure où le permis attaqué se fonde explicitement sur l’avis favorable conditionnel de la CCATM , le Conseil d’Etat estime que le moyen est fondé et annule le permis litigieux..

Pour toute question relative aux procédures d’instruction des permis ou, de manière plus générale, relative aux procédures administratives, vous pouvez prendre contact avec Alexandre PATERNOSTRE ou Fabien HANS

Le rap à l’assaut du crime de lèse-majesté

Photographie en noir et blanc d'un homme barbu chantant avec passion dans un micro. Valtonyc porte un t-shirt, les yeux fermés, tandis qu'il déverse son âme dans la performance sur scène sur un fond sombre.

Alors que la NV-A se bat depuis 2013 pour faire supprimer le crime de lèse-majesté de l’arsenal législatif belge, c’est finalement un rappeur catalan qui aura eu raison de cette particularité de notre régime monarchique.

Valtonyc est un rappeur originaire de Majorque qui chante en catalan. En 2017, les juridictions espagnoles le condamnent pour apologie du terrorisme et insulte à la Couronne espagnole. Dans ses chansons, il traite le roi d’Espagne Juan Carlos 1er, de voleur. Rappelons qu’il parle du roi d’Espagne qui s’est lui-même exilé aux Emirats arabes unis, sous la menaces de multiples inculpations pour corruption et évasion fiscale.

Pour échapper à sa condamnation, Valtonyc se réfugie, lui, en Belgique en 2018 et les autorités espagnoles transmettent alors un mandat d’arrêt européen pour pousser les autorités belges à extrader l’artiste.

L’extradition pour actes de terrorisme

Valtonyc conteste l’exécution du mandat d’arrêt européen devant les juridictions belges et pousse celles-ci à saisir la Cour de Justice de l’Union européenne à propos de l’exécution de ce mandat d’arrêt.

Normalement, les autorités du pays chargées de l’extradition (en l’occurrence la Belgique) ne peuvent exécuter le mandat d’arrêt européen que si l’infraction qui en est à l’origine est valable dans son propre système judiciaire. En effet, la loi du 19 décembre 2003 relative au mandat d’arrêt européen prévoit l’obligation de refuser l’exécution d’un tel mandat d’arrêt si le fait qui est à la base de ce mandat ne constitue pas une infraction au regard du droit belge.

Cependant, lorsque le mandat repose sur des « actes de terrorisme » – ce qui est le cas de l’infraction pour apologie du terrorisme – les juridictions de ce pays ne peuvent pas refuser d’exécuter le mandat d’arrêt européen pour le motif que l’infraction n’existerait pas dans leur pays. Pour que cette exception s’applique, il faut toutefois que l’infraction en question soit passible de 3 années de prison dans le pays où elle a été commise (l’Espagne).

Or, dans le cas de Valtonyc, la condamnation pour apologie du terrorisme vise à condamner les paroles d’une chanson écrite en 2012. A l’époque, la loi prévoyait une peine maximale de deux ans de prison pour les faits d’apologie du terrorisme. Ce n’est qu’avec une loi de 2015 que la peine maximale est passée à 3 ans de détention.

Il a donc fallu saisir la Cour de Justice de l’Union européenne pour savoir si l’exception relative à l’exécution d’un mandat d’arrêt européen pour des actes de terrorisme pouvait s’appliquer dans ces circonstances.

Par son arrêt du 3 mars 2020, la Cour de Justice conclut que c’est la loi en vigueur au moment des faits (en 2012) qui peut seule être prise en compte et non pas celle de 2015, plus stricte que la loi antérieure. Il s’agit du principe de non-rétroactivité d’une loi pénale plus sévère.

Le bon vieux crime de lèse-majesté

L’Espagne ne peut donc plus exiger l’extradition sans pouvoir de contrôle des juridictions belges. Celles-ci doivent donc examiner si les infractions à l’origine du mandat d’arrêt existent également en droit belge.

C’est ce qui a amené à porter le débat sur la seconde infraction à l’origine de ce mandat d’arrêt : l’insulte à la Couronne espagnole.

Une infraction identique existe en droit belge puisque l’article 1er de la loi du 6 avril 1847 punit d’un emprisonnement et d’une amende quiconque « se sera rendu coupable d’offense envers la personne du Roi ». C’est ce qu’on qualifie, en langage courant, du crime de lèse-majesté. A première vue, rien ne permettait donc de s’opposer à ce mandat d’arrêt puisque la même infraction existe en droit espagnol et en droit belge.

Cependant, afin de faire opposition à ce mandat d’arrêt européen, les plaideurs ont invoqué l’inconstitutionnalité de la loi du 6 avril 1847 et demandé à la Chambre des mises en accusation de saisir la Cour constitutionnelle de cette question préjudicielle.

La Cour constitutionnelle doit donc déterminer si cette loi viole l’article 19 de la Constitution lu en combinaison avec l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.

C’est ce qui a conduit la Cour constitutionnelle à rendre un arrêt déclarant la « répression des offenses envers le Roi » inconstitutionnelle.

Lèse-majesté vs liberté d’expression

La Cour constate d’abord que l’article 19 de la Constitution et l’article 10 de la Convention européenne ont une portée analogue en ce qu’ils consacrent tous les deux le droit à la liberté d’expression.

Ensuite, la Cour évalue si l’ingérence dans ce droit à la liberté d’expression repose sur un objectif légitime. Elle commence par pointer le « contexte historique fondamentalement différent » dans lequel la loi de 1847 a été adoptée, ainsi que « l’évolution des conceptions sur ce qui peut être jugé nécessaire dans une société démocratique ».

La Cour se réfère ensuite à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme pour considérer que « l’intérêt que pourrait avoir un Etat à protéger la réputation du chef d’Etat ne saurait justifier l’octroi à celui-ci d’un privilège ou d’une protection particulière en ce qui concerne les opinions exprimées à son encontre ». Elle ajoute que « la circonstance que le Roi est dans l’impossibilité d’introduire une plainte sans l’accord d’un ministre (…) ne suffit pas à justifier l’ingérence dans la liberté d’expression occasionnée par la disposition en cause ».

La Cour pointe encore que la protection offerte au Roi est sensiblement plus large que celle qui serait offerte à toute autre personne faisant l’objet de calomnie ou diffamation, que ce soit par la lourdeur des sanctions infligées aux coupables ou par la portée plus large donné à la notion d’ « offense ».

Elle en déduit l’incompatibilité de cette disposition avec les dispositions qui protègent la liberté d’expression.

« Liberté d’expression est plus efficace que censure… » (Damso)

Face à l’acharnement des autorités espagnoles, le combat de l’artiste et de ses avocats pour défendre sa liberté d’expression semble payer.  Au-delà du sort qui sera réservé à Valtonyc, cette affaire interroge certaines valeurs démocratiques fondamentales.  

  • La lutte contre le terrorisme n’autorise pas la mise à néant du sacrosaint principe de non-rétroactivité de la loi pénale.
  • La protection de nos institutions monarchiques n’autorise pas de restreindre davantage la liberté d’expression parce que les propos visent le Roi.